Je découvre un peu tard je le
concède Chantal Delsol, née le 16 avril 1947 à Paris, philosophe
et écrivaine française, éditorialiste au Figaro et à Valeurs actuelles, et
directrice de collection aux éditions de La Table Ronde. C’est son éditorial de
samedi 7 décembre qui me la fait découvrir, de même que je constate qu’avec ma
box et son abonnement-presse inclus dans la redevance mensuelle, j’accède
gratuitement à son article :
il
était temps que je me remue ! !
Docteur ès lettres , elle est
actuellement professeur à l'université de Marne-la-Vallée, où elle dirige le
Centre d'études européennes, devenu Institut Hannah Arendt, qu'elle a fondé en
1993. Son enseignement couvre "le champ de la philosophie pratique,
éthico-politique, explorée et jugée en son fondement et en son histoire,
notamment dans la modernité tardive". Elle prend plus particulièrement pour
objets les relations internationales et la géo-politique européenne. Elle
anime, dans ces domaines, des échanges suivis avec, d'une part, l'Europe
centrale et orientale, et d'autre part, l'Amérique du Sud ». Elle est l'épouse de Charles
Millon, ancien ministre et membre depuis 2007 d'un laboratoire d'idées
européen, l'Institut Thomas More. Ils ont six enfants, dont un adopté d'origine
laotienne, et Thomas Millon.
Voilà pour les présentations,
elle s’interroge donc sur le mal français, en le définissant, comme le résultat
d’un Etat Providence qui, à force de vouloir s’approprier la maîtrise du
bonheur de chacun de nous justement, suscite une frustration jamais satisfaite,
dont les manifs actuelles sont un bon exemple. Elle a par ailleurs des propos durs,
évidemment, quand elle constate :
« Si nous regardons la Charte des droits de l’homme musulman, nous y
trouvons deux espèces humaines distinctes: celle des hommes et celle des
femmes. Or, ce n’est pas ainsi que les Européens voient les choses, puisqu'ils
héritent de Saint-Paul le postulat de l’unité de l’espèce humaine. Peut-on
imaginer une liberté personnelle qui ne vaudrait que pour une partie d’entre
nous ? Les Européens feraient bien de s’interroger là-dessus quand il s’agit de
l’entrée de la Turquie en Europe »
Voilà qu’elle cite Saint-Paul,
dans « Liberté et christianisme », in : Dieu a-t-il sa place en
Europe ?, p.115. Je cite donc son édito :
Le Figaro
6 décembre 2019
Paralysie du pays :
guérirons-nous un jour du mal français ?
"À la veille d’une réforme
essentielle annoncée et programmée, et après un an de manifestations
hebdomadaires des « gilets jaunes », la France se trouve encore en état de
soulèvement. La situation peut être résumée d’un trait : tout le monde est mécontent.
"Il faut dire d’entrée que le
gouvernement a tout fait pour s’aliéner l’ensemble des catégories, par ses
atermoiements, ses contradictions, et ses excès. Même les professions
libérales, naturellement enclines à critiquer les vieilles lunes du socialisme,
comprennent qu’on va « sucrer » leurs excédents propres pour alimenter le
tonneau des Danaïdes des régimes spéciaux. À force de tout vouloir « en même
temps », le pouvoir s’est aliéné l’ensemble du pays.
"Il reste qu’une société ou une
nation s’avance dans l’histoire et paye son tribut au temps. Or on dirait que
la France se soustrait à ce destin : elle demeure, elle, pratiquement immobile.
Les grèves que nous connaissons aujourd’hui se sont déroulées il y a
vingt-quatre ans, on s’en souvient, pour refuser la même réforme, qui avait dû
être retirée devant le blocage interminable du pays. Les régimes spéciaux, les
avantages de statuts, correspondaient à la période des Trente Glorieuses et du
plein-emploi. Tous les pays européens l’ont compris. Voilà peu, la Suisse a supprimé
une grande partie de sa fonction publique sans qu’il en coûte une larme. Il y a
quelques années, l’Italie de Monti a réformé drastiquement le statut des
retraites, obtenant l’acquiescement de la population ; on pourrait multiplier
les exemples.
"Une partie des Français, eux,
exigent à coups de blocages de conserver tous les avantages acquis aux périodes
d’abondance. À ce jeu, les finances du pays sont exsangues, et de décennie en
décennie, creusant toujours plus la dette, les mêmes grèves et slogans et
paralysies du pays se répètent indéfiniment, comme les gestes toujours
recommencés des simulacres de Bioy Casares (1). Cependant la France, elle aussi,
existe dans l’histoire, qu’elle le veuille ou non, et dans l’histoire, celui
qui n’avance pas, qui ne s’adapte pas, recule et s’étiole.
"Éloquent, le nombre d’ouvrages
français récents qui s’alarment du mauvais moral des Français. Yann Algan et
Pierre Cahuc : La Société de défiance, avec pour sous-titre Comment le modèle
français s’autodétruit (2007) ; Marcel Gauchet : Comprendre le malheur français
(2016) ; Jérôme Fourquet : L’Archipel français, naissance d’une nation multiple
et divisée (2019) ; Hervé Le Bras : Se sentir mal dans une France qui va bien.
La société paradoxale (2019) ; Denis Olivennes : Le Délicieux Malheur français
(2019)… Les exemples pourraient être multipliés : la France est, depuis
quelques décennies déjà, et probablement depuis la fin des Trente Glorieuses,
un pays dépressif.
C’est là le mystère. Car elle est moins touchée par la crise
que beaucoup d’autres de ses voisins. Son espérance de vie figure parmi les
meilleures des pays développés. Elle consacre à la santé, aux retraites, aux
prestations sociales, toujours l’un des trois PIB les plus élevés. Les
inégalités sont plus faibles en France que dans la moyenne européenne. Les
chiffres l’attestent : elle bat tous les records de redistribution sociale. Ses
citoyens sont soignés et instruits gratuitement, entre autres avantages, ce qui
est une pure exception dans le monde du XXIe siècle.
mais les Français
sont malheureux.
On pense à ce que répondait le
déjà célèbre Jules Renard au jeune Giraudoux, visiteur intimidé, un jour de
décembre 1909 : « Je dis que je reviendrai un autre jour, raconte Giraudoux. -
Quel jour ? - Un jour où vous serez moins occupé. - Je ne suis pas occupé, me
dit-il. Je suis malheureux. Non. Tout le monde va bien chez moi. Ma femme
m’aime, mes enfants sont charmants. Mes amis sont dévoués. Ma pièce a du succès.
Mes livres se vendent. Le chien de la concierge aussi m’adore. La famille,
l’amitié, le travail, tout me réussit. Mais je suis malheureux. » Les Français
pourraient s’approprier ce constat. Ils sont à la fois très bien lotis, et très
mécontents parce que persuadés d’être très mal lotis.
Il ne s’agit pas pour autant de
prendre à la légère le malheur qui s’exprime. Une nation n’est pas dépressive
par hasard.
Ce qui compte le plus, pour un
citoyen français, c’est l’égalité. Il porte cela dans ses gênes historiques -
il y a des raisons à ce tropisme, qui ont été analysées maintes fois. C’est
probablement cette exigence qui a porté nos gouvernements successifs à
instaurer finalement le régime social le plus égalitaire de tous. Oui,
seulement l’égalitarisme a cette caractéristique : il est insatiable. Il ne
s’arrête jamais qu’il n’ait obtenu un aplanissement total, lequel n’est ni
possible ni souhaitable (toute Soviétie appauvrit en recréant des
nomenklaturas). Et surtout, il est plus malheureux et plus exigeant à mesure
que l’égalité s’accroît. Vieux principe analysé par Tocqueville : lorsque la
démocratie produit une grande égalité, les petites inégalités qui restent
apparaissent plus insupportables que jamais. Nous nous trouvons probablement
devant une manifestation spectaculaire du syndrome de Tocqueville.
L’égalité française requiert
d’ailleurs une hypocrisie permanente, parce qu’elle ressortit à une utopie.
Elle produit par exemple les écoles d’élite pour l’élite républicaine, et les
régimes spéciaux pour les corporations qui sont en capacité de bloquer le pays.
Il y a une schizophrénie en France, qui tient au déni de réalité.
Naturellement, tout cela ne signifie pas que le malheur ressenti par les «
gilets jaunes » ou par une partie des manifestants de ces jours-ci, est
imaginaire. Il est bien réel. Ce n’est pas parce qu’un smicard français est
soigné et instruit gratuitement, donc mieux loti qu’un smicard roumain ou
anglais, qu’il ne ressent pas sa pauvreté avec accablement. Sa pauvreté est
réelle, quoique relative. Le problème est qu’il ne la mesure pas aux
possibilités économiques d’un pays qui redistribue déjà sa richesse plus
qu’aucun autre, mais à un idéal qui se situe pour ainsi dire dans les cieux. Ce
dont il n’est pas le premier responsable, loin de là. On lui a tellement seriné
qu’il avait droit à tout en raison de sa dignité propre, et sans rien mériter,
qu’il exige simplement ce qu’on lui a promis. Dans son livre L’Âge de la colère
paru cette année, l’écrivain indien Pankaj Mishra montre que le culte de la
consommation et de l’expansion de soi par la croissance illimitée produit un
ressentiment lui aussi illimité chez tous ceux qui ne peuvent acquérir la
richesse annoncée. Le discours insidieux, lâche et démagogique qui rampe dans
la bouche gouvernante, est celui-ci : Vous avez droit à tout ; ce que vous ne
parvenez pas à obtenir, nous vous le devons ; si vous manquez de quelque chose,
c’est que vous êtes une victime, débiteur d’une réparation.
La grève du 5 décembre... et des jours qui suivent..., très
difficile à comprendre pour les étrangers, tient dans le fait que
l’État-providence ne peut jamais combler tous les souhaits ni soulager les
citoyens de leurs responsabilités propres. Le discours de la bouche gouvernante
est mensonger. Les citoyens ont des responsabilités personnelles, dont l’État
ne peut pas réparer tous les dégâts. Nous sommes heureux de nos libertés, et
nous y tenons à juste titre. Mais nous avons à en assumer les conséquences, que
nous le voulions ou non. L’étudiant qui ne travaille pas assez et triple son année
handicape son avenir professionnel. Le divorce et la famille monoparentale sont
sources d’appauvrissement. Il ne suffira pas de se donner pour victime, de
réclamer des bourses et des subsides de l’État. Une doxa létale a fait croire
aux citoyens, fallacieusement, que l’Instance suprême allait assumer à leur
place toutes les conséquences de leur liberté. Ce qui est impossible, et
n’existe pas dans le monde réel.
Enfin, il reste dans notre pays
une tension idéologique non résolue depuis les années d’après-guerre. La
reconstruction, le gaullisme, la puissance du Parti communiste, alors aux
marches du pouvoir, avaient suscité la création de grands services publics.
Comme il arrive toujours dans les sociétés socialistes planifiées, les services
publics se sont institués en forteresses puissantes et népotiques - et plus la
foi idéologique faiblit, plus se déploie le corporatisme, compensateur des
illusions mortes. Aujourd’hui, nous trouvons sous nos yeux, et c’est bien ce
que le gouvernement s’est juré de défaire, des corporations redoutables
(menaçant les gouvernements par leur capacité à paralyser le pays), jalouses de
leurs privilèges qu’elles défendent avec une mauvaise foi confondante, et
demeurées obstinément dans le sillage de l’idéologie socialiste-corporatiste.
Il faudrait tout de même se demander pourquoi ceux qui manifestent et bloquent
le pays par la grève sont, pour une grande part, des agents du service public,
qui en cette période si précaire sont les seuls à ne pas craindre le chômage.
« La Démocratie
dans l’adversité, enquête internationale » codirigé par Chantal Delsol et
Giulio De Ligio, est paru récemment aux Éditions du Cerf (1 040 p., 30 €).
PS (1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Adolfo_Bioy_Casares
PS (2) : je reconnais râler régulièrement :
c'est la base même de ma rubrique "humeur"
https://babone5go2.blogspot.com/2014/12/retirez-donc-cette-creche.htmlPS (2) : je reconnais râler régulièrement :
c'est la base même de ma rubrique "humeur"
c'est souvent de la mauvaise... humeur !