Pourquoi le burkini suscite-t-il l’émotion sur les plages ? Il fallait
bien se poser la question, et tenter d’y répondre ! Je tombe sur cette
réflexion de Christine Mirgalet : « Comment
le goût esthétique vient aux enfants » ?
Car les enfants étant destinés à
devenir adultes, il est amusant, en effet, de se souvenir de la manière dont s'est formé leur goût, pour qu’ils se fassent leur jugement, sur ce qui est bien ou mal. Beau ou laid.
Convenable ou non. Avec leurs copines ados. Avec plus tard leur femme.
Non ?
« Comment se construit la
sensibilité artistique des enfants ? L'évolution psychologique se conjugue avec
l'influence du milieu familial, dans un contexte culturel donné. L'école prend
une large part dans cette éducation du goût. Qu'en est-il de la question de la
transmission d'un héritage culturel, quel en est le bien-fondé ? Comment et
selon quels critères définir cet héritage ? Quelle attitude peut-on avoir
envers des enfants étrangers à cette culture (issus de l'immigration, ou de
classes sociales très modestes) ? Quel projet culturel national peut se donner
l'école » ?
Voilà les questions que pose Christine Mirgalet
Je ne vais pas vous raconter le
bouquin. Il aborde l’approche psychologique ; l’approche sociologique :
le contexte familial, et l’école. L’héritage culturel : le nôtre est ce qu’il
est :
« Ce qui relève de
l'histoire correspond en gros à la connaissance d'un certain nombre de
références culturelles communes : j'appartiens à une société de tradition
catholique, je suis donc entouré de tous les témoignages de cette culture
religieuse (le calendrier, les églises, chapelles, cathédrales, oratoires et
tous ces objets architecturaux témoignant d'un récent passé chrétien, les
œuvres contenues dans les musées, la musique, la littérature, etc). Les enfants
reçoivent une éducation scolaire qui tient compte de tout ce passé fondateur.
Ainsi, on enseigne l'évolution de l'architecture religieuse depuis le Moyen-Age
jusqu'à nos jours, même si l'école est laïque. On enseigne également ce qui provient
de notre passé gréco-latin, les vestiges de cette époque et le renouveau
d'intérêt à la Renaissance. L'enfant est donc nourri de cet apprentissage d'un
patrimoine commun, dont il est à proprement parler l'héritier, même lorsqu'il
ne s'y reconnaît pas vraiment, avec la disparition quasi-totale de l'éducation
religieuse dans les familles. Ce faisant lui sont fournis toutes sortes de
repères pour son jugement esthétique : il découvre la notion de « chef-d'œuvre
», apprend qu'il a existé des « génies » artistiques, et c'est donc à l'école
que se fabriqueront quelques-uns des piliers de notre patrimoine artistique :
la Joconde, archétype du chef-d'œuvre pictural, Van Gogh, le génie ignoré de
son vivant et consacré à titre posthume, Picasso, fondant le cubisme. Versailles
ou Notre-Dame de Paris comme perfections architecturales. Le jugement
esthétique de l'enfant va se trouver fortement guidé par l'apprentissage
scolaire. Il apprend ce qu'il convient de trouver beau dans l'art.
« A côté de ce qu'apporte
l'école, il faut prendre en compte le groupe social auquel appartient l'enfant.
Ceci est du ressort de l'enquête sociologique (le travail de Pierre Bourdieu
dans les années 70, est encore d'actualité). En effet, ce qui est enseigné
s'articule de diverses manières avec ce qui lui est apporté dans l’environnement
familial. Il va de soi que si la famille se désintéresse totalement des
questions d'ordre culturel, l'enfant a bien peu de chances d'être capable de
réinvestir à son propre compte les informations apportées par l'école. Il
apprendra peut-être par cœur que « la Joconde est un chef-d'œuvre et Vinci un
génie », sans plus d'intérêt que pour une formule grammaticale. En revanche il
pourra alimenter tout un champ de réflexion, toute une approche d'ordre
esthétique pour peu que le milieu familial l'y ait déjà préparé.
« Et puis il y a l’héritage
culturel : l'on peut considérer que la transmission de l'héritage culturel
répond à un idéal républicain qui se fit jour dès les débuts de la Révolution
de 1789. A cette époque, il s'agissait de « rendre au Peuple » ce qui lui
revenait de droit, les biens culturels de la noblesse et de l'église, afin de
permettre l'éducation du goût, la délectation esthétique et la formation des
peintres. Ceci se traduisit par l'édification, pendant tout le XVIIIe siècle,
de nombreux musées à Paris et en province. La pensée jacobine, nourrie des
idées des encyclopédistes, conduisit à concevoir que tous les musées se
devaient de présenter une sorte d'échantillonnage des diverses époques et
écoles. Il s'agissait en effet de rendre au peuple son bien (indûment acquis
par la noblesse et le clergé grâce au labeur des plus pauvres) sur tout le
territoire national, et de permettre aux futurs écoliers et aux futurs artistes
de se former au contact des chefs-d’œuvres.
« Cette conception est
encore très présente dans les esprits de cette fin de XXe siècle, à la fois
dans le milieu scolaire et dans le milieu muséal. L'accès aux œuvres est
considéré comme relevant du service public, supposé s'adresser à tous dans un
esprit égalitaire et démocratique. Depuis une vingtaine d'années, de plus en
plus de musées se dotent de services pédagogiques. De leur côté les enseignants du primaire et du
secondaire utilisent volontiers ces structures, ce d'autant qu'ils y sont
encouragés de manière explicite par les programmes et instructions officielles,
et par de nombreux discours des ministres de l'Education Nationale aussi bien
que de la Culture. Tout porte à croire que les musées trouvent, dans une large
ouverture au public scolaire, une légitimation (concernant leurs budgets de
fonctionnement, entre autres) et une réponse d'ordre démocratique à
l'accusation d'élitisme qui leur fut longtemps faite, cependant que l'école
prouve de son côté son souci d'ouverture au monde (réponse à l'accusation
d'être un milieu clos). La transmission du patrimoine artistique et l'éducation
du goût sont donc partie intégrante du projet éducatif national.
« Reste que le consensus qui
prévalait il y a peu sur la définition de notre patrimoine artistique a été
fortement malmené par la succession des avant-gardes, puis par la naissance de
la pensée postmoderne dans les années quatre-vingt. Les critères et les
hiérarchies ayant été bousculés, la juxtaposition des genres dans la
présentation de l'art contemporain, qui procède de plus en plus de
l'échantillonnage indifférent et de moins en moins de la confrontation, conduit à un réel désarroi. Comment définir ce qu'il est
bon d'appréhender au titre de l'art ? Convient-il, et comment, de mettre les
scolaires en relation avec l'art actuel, faut-il reconduire les catégories
anciennes , ou accepter le risque de la dispersion et de l'éclatement du sens ?
L'Inspection Générale en Arts Plastiques encourage depuis dix ans l'ouverture à
l'art contemporain. Il n'en demeure pas moins que la plupart des enseignants
continuent à véhiculer l'art selon les anciens critères, à la fois parce qu'ils
leur semblent encore valides, mais aussi à cause du sentiment d'incertitude
dont on sait qu'il provoque généralement un repli conservateur. Divers niveaux
de l'enseignement ont la charge de susciter la rencontre des élèves avec l'art
et la culture. Toutes les classes sont concernées, de la maternelle jusqu'au
lycée, mais également de nombreuses disciplines : si l'instituteur est par
définition pluridisciplinaire, au collège ce sont les professeurs d'Arts
Plastiques, d'Histoire, de Français, voire de langues étrangères qui aborderont
la question, chacun avec son angle de vue. Au lycée on retrouve les mêmes,
auxquels vient s'ajouter l'enseignement de la Philosophie dont une partie du
programme est consacrée à l'Esthétique….
Vous devinez qu’après
ce long préambule, puisse se poser la question initiale de
l’interculturalité.
« Si, au début de ce siècle,
on punissait les élèves lorsqu'ils parlaient patois, car il fallait qu'ils
soient français avant d'être limousins ou bretons, on rencontre aujourd'hui la
même question s'agissant des enfants de parents non français. Deux courants de
pensée contradictoires s'affrontent. Les uns considèrent que des enfants de
culture familiale non française doivent recevoir une information sur leur
culture, voire un enseignement de leur langue d'origine, faute de quoi ils ne
parviennent pas à créer de racines, se sentant « de nulle part ». L'autre
tendance estime que les enfants appartiennent d'abord à l'endroit où ils
grandissent. Par exemple, un enfant d'origine marocaine a plus de points
communs avec ses camarades français qu'avec un autre enfant de même origine
élevé, lui, en Allemagne. Il convient à ce titre de lui donner toutes les
chances de s'intégrer dans une perspective française, plutôt que de l'isoler
dans une particularité culturelle. Après le « droit à la différence » c'est le
« droit à l'indifférence ».
« La réponse pourrait être
dans la prise en compte du concept d'interculturalité. Pas plus que de « races
pures » il n'existe, au regard de l'histoire, de « cultures pures ». Toutes les
formes d'expression artistique témoignent d'échanges, d'influences, de porosités
entre les cultures (l'influence de l'Islam sur l'art médiéval, le Japonisme de
Van Gogh, Picasso et l'art nègre). C'est même pour une large part le ferment de
leur évolution. Si l'école prenait en charge de porter un regard sur d'autres
cultures que la nôtre, et d'étudier les cas d'influences réciproques, peut-être
pourrait-elle jouer son rôle fédérateur autour d'une identité commune, la
culture transmise comme un patrimoine, tout en proposant un point de vue qui en
relativiserait le côté monolithique et ethnocentriste. L'on peut considérer
d'ailleurs que bien des enfants français sont étrangers à leur propre culture «
haute ». La leur, celle dont ils se revendiquent, qualifiée de culture
populaire, de masse, n'est même pas évoquée à l'école. Elle croise pourtant
fréquemment l'art contemporain (Pop Art, Graffitis et Tags d'artistes). On
s'orienterait peut-être vers une éducation à la tolérance dans le domaine de
l'esthétique, rompant ainsi avec le « bon goût » convenu, la rigidité,
l'académisme.
La conclusion de
Christine ?
« S'il existe une éducation
au jugement esthétique, elle passe par plusieurs chemins, la famille, l'école,
mais ne s'y réduit nullement. La connaissance n'est rien sans la sensibilité,
l'essentiel est peut-être ailleurs, dans un libre choix de l'individu. Car, en
définitive, la relation avec l'art ne se décrète pas de l'extérieur. Elle ne
peut être que le fruit d'une démarche solitaire, procédant de la passion au
moins autant que de la raison ».
J’ai égrené au cours de cette
réflexion les images la plupart du temps américaines, de la femme à la plage,
en tenue des années 50. Pinup beach. Elles
nous servent encore d’archétype, de la femme occidentale à laquelle la culture, les journaux, les dessinateurs, nous ont accoutumés : libre ; égale de l’homme ; indépendante, jeune
fille universitaire, conduisant son automobile. Elégante à la ville, élégante à
la plage.
Je ne vois nulle provocation dans
son attitude, la plupart du temps, elle porte un maillot une pièce. Pour se
protéger du soleil, elle porte un chapeau. Elle porte des couleurs assorties, vives. Quand elle
ôte le haut, on devine le clin d’œil un peu coquin de l'artiste,
mais rien destiné à choquer.
Elle, c’est Eve la femme, et Psyché l'âme rendue immortelle par Cupidon, à la fois. C’est
LA femme à la plage, comme on la représente ailleurs à la campagne, à la ville,
en soirée. L’artiste toujours la met à son avantage, la magnifie.
Notre œil a été
habitué à la voir belle ainsi.
Voilà pourquoi le burkini nous interpelle :
il ne met pas la femme en valeur
il l'enferme !