Je fais exprès de provoquer,
car Matisse est le précurseur des fauvistes,
et beaucoup le voient en spécialiste du
bleu. Comme je reconnais à tellement d’autres d’être meilleur que moi, je
vais emprunter à une spécialiste, Elisabeth Lamour, son commentaire de décembre
il y a cinq ans, quand elle expliquait pendant ses émissions sur Matisse qu’il
était aussi le peintre du rouge.
Rouge, la couleur des sièges des théâtres, la couleur qui met tellement en
valeur un intérieur, et qui légitime la couleur des lèvres féminines.
Je cite donc Elisabeth Lamour
(quel nom !), qui fait observer que les œuvres de Matisse ne sont pas
libres de droit, je vais me risquer à reproduire des tableaux trouvés sur
internet, j’encours peut-être j’ignore encore quelle peine, j’espère que le
désir de promouvoir Matisse sera apprécié comme circonstance atténuante ?
décembre 5, 2015 par Elisabeth
Lamour
https://iconeslamour.wordpress.com/
« Je me suis rendu compte, en préparant ces émissions sur Matisse,
qu’aucune de ses œuvres n’est libre de droit, raison pour laquelle je ne
publie, exceptionnellement, aucune photo. Et puis me voilà partie vers
Montréal, le deuxième lieu de mon cœur : voilà pourquoi je poste en une seule
fois les émissions des 7, 14 et 21 décembre »...nous sommes toujours
en 2015.
Nous l’avons vu les semaines
précédentes, le début du XXe siècle est une période de foisonnement et de mise
au point de nouvelles couleurs. Un peintre s’en donne à cœur joie avec leur
exploration, Henri Matisse qui écrit par exemple : « Je voudrais que les gens sachent qu’il ne faut pas approcher de la
couleur comme on entre dans un moulin, qu’il faut une sévère préparation pour
être digne d’elle. »
Nous avions dit, lorsque nous parlions
de la couleur bleue : « Matisse est un
peintre en bleu », mais il est aussi un peintre en rouge. Une œuvre résume
le sens et l’importance de cette couleur, une grande huile, mesurant environ
deux mètres sur deux, datant de 1911 et
conservée au musée d’Art moderne de New York. Le tableau représente
l’atelier de Matisse qui décrit l’œuvre lui même : « Dans mon atelier le sol est rouge sang de bœuf comme dans les
carrelages provençaux ; le mur est rouge ; c’est comme si le sang s’était
infiltré pour tout teindre ; les meubles sont rouges entourés d’un fil d’or
mat. Ce rouge est comme une nuit chaude à l’intérieur de laquelle, venant de la
fenêtre à gauche, une intense lumière fait naître ou plutôt ressusciter les
autres objets. » (…)
Matisse énumère ensuite les
objets présents dans l’atelier et « la
toile rayée du transatlantique à demi replié près d’une de mes assiettes
blanches et bleues sur la table à droite ». On remarque aussi les pots avec
les pinceaux, un verre, deux de ses sculptures posées sur un trépied, une
plante ainsi que des châssis, diverses œuvres en attente ou déjà encadrées avec
une sorte de mise en abîme, puisque les tableaux eux-mêmes présentent des
taches de rouge ou de rose. Bref, un pêle-mêle d’artiste avec l’omniprésence
sur le sol, les murs, et même au sein des tableaux qui traînent, d’une couleur
rouge lumineuse, saturée, qui semble tout envahir ou peut-être tout éclairer.
La couleur est posée uniformément et ne semble pas tenir compte de
l’emplacement, des reflets et des ombres. Elle est comme un état d’âme qui
irradie. L’explication de Matisse est surprenante car il termine sa description
par des mots qui dévoilent encore une fois ambiguïté du rouge, en lui associant
une connotation étonnamment rassurante et paisible. Il dit de son atelier :
« C’est là que je
m’efforce de vivre et d’inventer, au milieu du tintamarre et de la menace, un
monde de volupté calme. »
Le 14 décembre (2015), nous nous
attarderons sur trois autres œuvres dans lesquelles le rouge est encore une
fois la « note de fond » et l’état d’âme : il s’agit de La Desserte rouge, l’Odalisque à la culotte rouge et La Nature morte au
magnolia. Dans chacune de ces œuvres, le rouge est utilisé en aplat, un peu
comme un révélateur, un fond lumineux, une couleur uniformisante ou
simplificatrice, qui, à la fois crée l’ambiance et met en évidence des couleurs
et des impressions délicates. Dans ces tableaux, pas ou très peu de modelé ni
d’effet de lumière, peu de souci d’exactitude des corps ou des décors, mais un
effet envahissant et irradiant.
La Desserte rouge, huile sur toile conservée au musée de
l’Ermitage à Saint Petersburg, date de 1908. Dans ce tableau, le rouge presque
entêtant est renforcé, comme le fait souvent Matisse, par des motifs
géométriques utilisés en contraste. On a presque envie de s’échapper du
tableau, de partir par la fenêtre ouverte sur un paysage aux couleurs douces,
qui est aussi un tableau, dans cette mise en abîme à laquelle l’artiste a
souvent recours, ou bien, ou voudrait réconforter cette femme à la peau
blanche, penchée sur une coupe de fruits, à la droite du tableau et qui semble
si triste.
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je vous ai mis l'odalisque au "pantalon" rouge, ne pas confondre avec la "culotte" rouge !
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L’Odalisque à culotte rouge
date de 1922, période durant laquelle l’artiste est installé à Nice. Influencé
par l’orientalisme romantique et ses souvenirs du Maroc, il aime peindre les
femmes dans un intérieur. Matisse compose son tableau à partir d’accessoires et
de motifs exotiques. Il joue de l’orchestration des couleurs : le rouge
lumineux étalé sur le sol et le pantalon de la femme, répond aux harmonies froides
des azuleros, à la transparence de la chemise et surtout à la peau nacrée du
personnage.
Quant à La Nature morte au
magnolia, le tableau épuré de 1941 joue de deux nuances de rouge, qui
contrastent avec la couleur verte, complémentaire, du vase. Le fond rouge
cadmium clair, assez uniforme, donne à la fleur une sorte de sensibilité, de
délicatesse. La fleur est présentée au centre : on dirait presque une icône
auréolée, ou un visage très pâle, nimbé de lumière rouge…
Nous terminons ce cycle le 21
décembre avec Le Grand intérieur rouge, une œuvre majeure de la fin de la
carrière de l’artiste, sorte de réplique, presque quarante années plus tard, de
L’Atelier rouge évoqué au début de l’article. Le tableau date de 1948, est
conservé au Centre Georges-Pompidou et clôture une série de grandes
compositions exposées selon le désir de l’artiste, au musée national d’Art
moderne à Paris, en 1949.
Dans ce tableau, Matisse
multiplie, les ambiguïtés et les contrastes. Une chose est sûre : une couleur
rouge carmin couvre les ¾ de la toile, laissant apparaître quelques plages
blanches ou jaunes, traitées comme des sortes de réserves. Un trait noir court
sur l’œuvre, dessinant ou parfois suggérant des formes plus ou moins faciles à
déterminer. Tout semble proposé en double et sous forme de questions : les
rectangles, en haut du tableau, sont-ils eux-mêmes des tableaux ou bien de
fausses fenêtres ? Pourquoi l’un d’entre eux est-il traité en noir et blanc ?
Et que représentent-ils : encore des tables avec des bouquets peut-être ?
encore une mise en abîme ? car sur le tableau, on distingue aussi deux tables,
l’une carrée et l’autre ronde, avec des bouquets posés sur chacune d’entre
elles, deux tapis – je me suis demandé si ce n’était pas de gros chats – des
oppositions de droites et de courbes, de vides et de pleins. Quant aux bouquets
posés sur la grande table, l’un est rouge comme le fond, l’autre bicolore et le
troisième fait penser aux mimosas. Tous semblent nimbés d’une étrange brume.
La couleur rouge inonde Le Grand
intérieur rouge, comme elle inondait L’Atelier rouge près de quarante ans plus
tôt. Tous les objets de la pièce sont enveloppées, nimbés ou préservés par le
rouge, qui semble permettre leur existence. On peut se demander si ce tableau
n’est pas une sorte d’accomplissement ou la réponse que Matisse donnerait à
cette question : le rouge est-il une couleur ou une lumière ?
Lawrence Gowing, peintre et
historien d’art, évoque le tableau en 1968 dans l’introduction d’un catalogue
consacré à Matisse : « Nous prenons conscience
que nous sommes en présence de la réconciliation qu’il n’appartient qu’aux
grands artistes de réaliser dans leur vieillesse. La toile irradie cette
réconciliation. Le rouge déborde et va jusqu’à se refléter sur le visage des
spectateurs. Ils sont dedans, ils participent d’une condition naturelle des
choses et de la peinture. »
avec Matisse voyons la Vie
en rouge !