Le courage de la vérité
Je découvre le mot grec ce matin
grâce à la chronique sur Europe de Raphaël Enthoven : je cherche
(vainement) la vérité, savais qu’elle se promenait toute nue, mais découvre que
la manifester suppose un vrai courage, le
courage de la vérité.
C’est à l’invitation d’Henri Joly,
spécialiste de la philosophie antique, que Michel Foucault prononce au mois de
mai 1982 à l’université de Grenoble une conférence consacrée à la parrhêsia, (on met ou pas un H pour bien montrer
la racine grecque du mot) peu de temps après la fin du cours au Collège
de France de l’année 1982, dans lequel cette notion apparaît pour la première
fois dans ses travaux.
Henri Joly connaissait Foucault
depuis son passage à Clermont Ferrand, et comme le précise Pascal Engel : « Le
spécialiste de Platon qu’était Joly s’intéressait au “retour aux Grecs” de
Foucault et ce dernier avait accepté de venir donner un exposé. Nous allâmes
ensemble le chercher à la gare, en l’attendant à la sortie principale, mais là
point de Foucault. La gare de Grenoble a une seconde sortie, quasi clandestine,
qu’on prend rarement. Michel Foucault trouva le moyen de passer par là et nous
eûmes la surprise de l’entendre nous héler derrière nous. Il était, comme le
dit une page célèbre de L’Archéologie du savoir, “ressurgi ailleurs” et “en
train de nous narguer”. […] Il avait exigé qu’on ne publicisât pas sa
conférence, afin que la discussion puisse avoir lieu en petit comité. Mais
quand nous pénétrâmes dans la salle, plus d’une centaine de personnes nous attendaient
et comme jadis au Collège la conférence tourna au spectacle. »
Michel Foucault a consacré une
grande partie de ses derniers travaux à la notion de parrhêsia, que l’on
traduit habituellement par « franc-parler
». Elle apparaît dans le cours au Collège de France de 1982,
L’herméneutique du sujet, et sera le thème principal des cours de 1983, Le
gouvernement de soi et des autres, et de 1984, Le courage de la vérité. Il
consacre également à la parrhêsia un cycle de six conférences prononcé à
l’université de Berkeley en octobre et novembre 1983.
Cette notion apparaît dans le
cadre d’une réflexion de Foucault sur les rapports de la vérité et du sujet.
Après avoir étudié ce qu’il appelle les « formes alèthurgiques » – les
pratiques discursives qui ont permis de constituer, comme objet de savoir
possible, le sujet parlant, le sujet travaillant, le sujet vivant – Foucault
renverse la perspective et oriente ses recherches vers la constitution du sujet
pour lui-même. On sait que pour lui, le sujet fondateur et anhistorique de la
philosophie classique, de Descartes à la phénoménologie et à l’existentialisme,
n’existe pas. Au contraire, celui-ci a une genèse, une histoire, à travers
lesquelles il se constitue et se transforme. En étudiant cette « histoire de la
subjectivité », entendue au sens de « la manière dont le sujet fait
l’expérience de lui-même dans un jeu de vérité où il a rapport à soi »,
Foucault va s’intéresser en premier lieu au christianisme primitif à propos de
cette forme de dire-vrai qu’est l’aveu, puis, remontant le temps, à la
philosophie antique, et plus particulièrement à la philosophie gréco-romaine de
l’époque impériale.
C’est dans son cours du 10
février 1982 qu’il fait pour la première fois mention de la parrhêsia, à
laquelle il consacrera la totalité du cours du 10 mars. Après avoir caractérisé
la philosophie antique par le souci de soi, l’epimeleia heautou, il rappelle
que c’est dans le souci de soi, par la conversion à soi à travers l’acquisition
de connaissances vraies et la pratique d’exercices spirituels, que le sujet de
l’Antiquité se constitue comme sujet éthique, capable de se gouverner lui-même
et de gouverner les autres. Mais pour pratiquer ce souci de soi, le sujet a
besoin d’un autre : un maître, un directeur. Cet autre pouvant être, comme
Épictète, un professeur exerçant au sein d’une école de philosophie, un ami ou
un parent, comme Sénèque vis-à-vis de Sérénus ou de Lucilius, ou encore un
conseiller privé comme en avaient parfois de grands personnages romains. Or,
pour jouer ce rôle, l’autre a toujours besoin d’être doté de parrhêsia, notion
dont Foucault, avant d’en affiner le sens à travers l’analyse des textes, donne
une première définition : « Parrhêsia,
étymologiquement, c’est le fait de tout dire (franchise, ouverture de parole,
ouverture d’esprit, ouverture de langage, liberté de parole). Les Latins
traduisent en général parrhêsia par libertas. C’est l’ouverture qui fait qu’on
dit, qu’on dit ce qu’on a à dire, qu’on dit ce qu’on a envie de dire, qu’on dit
ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire, parce que c’est utile,
parce que c’est vrai. »
En pleines Présidentielles, la
parrhésia des candidats s’impose ! Ce matin sont publiés les patrimoines
des Onze. On sourit de naïveté devant la démonstration de pauvreté relative que
déclarent la plupart des candidats, affichant une vieille voiture comme leur
engin personnel. Oubliant le patrimoine de leur compagne Cadre chez LVMH pour
mieux afficher leur communion avec les démunis (s’agissant du candidat socialiste-soumis), quand le candidat de
la France insoumise avoue, lui, un
appartement parisien ! Le candidat « en marche » a oublié les
jetons de présence (légitimement) gagnés quand il était banquier, période
révolue. Le plus huppé d’entre eux étant notre Ulysse mis en cause
dans son exercice de la parrhésia, depuis qu’il est reconnu châtelin, même s’il
ne s’agit que d’un manoir sarthois, puisque lui n’a… aucun bien dans la
Capitale ! La candidate du FN affiche, elle, un patrimoine fortement
négatif, comptabilisant ses emprunts en dettes, supérieures à ses châteaux familiaux dont les toits fuient sous les intempéries, il lui tarde d’être logée et nourrie au Palais de l’Elysée,
aux frais du contribuable !
La parrhêsia du maître est à la
fois une technê, une technique, et un
ethos, une manière d’être. En tant
que technique, elle lui permet d’aider le disciple à se connaître et à se doter
des vérités dont il a besoin pour faire face aux événements de la vie et pour
vivre une vie véritablement philosophique. Mais elle ne peut réussir comme
technique si elle n’est pas également une manière d’être par laquelle le maître
manifeste qu’il est lui-même comme ce qu’il dit, faisant en sorte que ce qu’il
dit soit immédiatement reçu comme vrai par le disciple.
Dans les cours des deux années
suivantes, Foucault élargira et approfondira la notion de parrhêsia, et ceci
dans deux directions. La première est celle de la parrhêsia politique, dans le
cadre de la démocratie grecque, plus particulièrement athénienne, et à la cour
du prince.
Nous sommes en plein
dedans !
Dans le cadre démocratique, la
parrhêsia est un droit politique qui permet à l’homme politique influent
(l’exemple sera Périclès), de participer activement au gouvernement de la cité
et d’emporter l’adhésion de ses concitoyens par la franchise de son discours.
Foucault s’intéressera à l’histoire mythique de cette parrhêsia démocratique en
analysant quelques tragédies d’Euripide, en particulier Ion, qu’il interprétera
comme l’histoire de la vérité abandonnée par les dieux et reprise par les hommes,
transférée symboliquement du temple de Delphes à Athènes, où elle sera l’un des
fondements de la démocratie.
À cette bonne parrhêsia démocratique s’oppose
une mauvaise parrhêsia, analysée notamment à travers la critique du régime
démocratique formulée par Platon et certains orateurs ou hommes politiques
contemporains de la crise de la démocratie athénienne ; c’est celle de la cité
où chacun dit et fait ce qu’il a envie de dire et de faire, ou bien dans
laquelle seuls sont écoutés les orateurs qui flattent le peuple et ne lui
disent que ce qu’il a envie d’entendre. La parrhêsia à la cour du prince est
aussi longuement analysée par Foucault à travers l’exemple de Platon à la cour
de Denys de Syracuse. Avec la montée des monarchies hellénistiques, cette forme
de la parrhêsia politique va devenir dominante ; le bon prince est celui qui
accepte que ses conseillers pratiquent la parrhêsia à son égard. Ses
investigations sur la parrhêsia politique conduiront Foucault à associer très
étroitement la notion de risque à la pratique de la parrhêsia : celui qui dit la vérité, qu’il soit homme
politique, orateur ou conseiller du prince, est quelqu’un qui prend un risque,
pouvant aller jusqu’à celui de perdre la vie, pour dire la vérité, et c’est
précisément à cela qu’on reconnaît qu’il est un parrhèsiaste.
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Nicolas de Courteille, la Vérité se dévoile, surmontée par l'oeil de la Vigilance, car elle est davantage contemporaine de la Terreur que des Lumières. A sa gauche l'Abondance tient la corne d'Amalthée. A gauche la jeune République déroule la Déclaration des Droits de l'homme, après avoir chassé Fanatisme et Royauté, les silhouettes au fond à gauche frappées par la foudre. Diogène a éteint la lanterne avec laquelle il cherchait l'homme, depuis que l'apparition de la Vérité a mis fin à sa quête . |
La seconde direction est celle de
la parrhêsia éthique. Foucault, en effet, sera conduit à opposer à la conception moderne de la vérité – qui est la nôtre depuis Descartes – pour
laquelle le sujet accède à la vérité par la seule connaissance, dans le respect
de règles de forme et d’objectivité, une conception antique pour laquelle
l’accès à la vérité requiert du sujet qu’il se transforme lui-même, qu’il
devienne un sujet éthique de la vérité. Ce sont trois principaux moments
qu’analyse Foucault. Le moment socratique, lorsque la parrhêsia commence à se
détacher de la politique pour rentrer dans le cadre des relations
interpersonnelles ; Socrate, parce qu’il en a reçu du dieu la mission, est
celui qui éprouve les âmes, les aide à découvrir la vérité pour donner forme à
leur existence. Le moment cynique, où dans la parrhêsia se rejoignent et
coïncident exactement un dire-vrai souvent brutal et provocateur et un style de
vie absolument dépourvu d’attaches et complètement libre.
Enfin le moment de la
philosophie gréco-romaine des deux premiers siècles de l’empire, étudié dès
1982 dans L’herméneutique du sujet et qui sera également le thème central de la
conférence de Grenoble. Pour accéder à la vie philosophique, devenue une
affaire complètement privée, on a absolument besoin de la parrhêsia de l’autre
; il s’agit maintenant de savoir comment reconnaître cet autre et quels
rapports établir avec lui.
Il serait possible de
prolonger longtemps ces propos passionnants :
Nous aimerions
entendre, approuver,
aimer l’implication et la manifestation,
dans une transparence totale,
de celui qui parle dans la vérité
de ce qu’il dit.
Les Grecs anciens y étaient
parvenus…
…mais sommes-nous prêts à l’entendre ?
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G.B.Tiepolo, 1745 la Vérité dévoilée par le Temps comme le veut la tradition, le Soleil brille sur la Vérité |
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à nouveau, le Temps dévoile la Vérité Téodore van Thulden |