Je la contemple dans le parc du Château de Compiègne : une vénus nue, un corps superbe, cheveux tressés à l’arrière…une torsion de tout le corps. Elle souffre ! Derrière elle, un rocher, elle a les poignets liés par des chaines, otage captive … offerte…à qui… ? …pourquoi ? Ce n’est pas une Vénus quelconque : c’est Andromède ! Et je vais vous raconter son histoire, seule façon de comprendre pourquoi elle est représentée ainsi, enchainée.
L’art élève l’homme, relève Paul Eluard en son Anthologie des écrits sur l’art. « En voyant chaque jour des chefs-d’œuvre de peinture, de sculpture et d’architecture, les génies les moins disposés aux grâces, élevés parmi ces ouvrages comme dans un air pur et sain, prendront le goût du beau, du décent et du délicat ; ils s’accoutumeront à saisir avec justesse ce qu’il y a de parfait ou de défectueux dans les ouvrages de l’art et dans ceux de la nature, et cette heureuse rectitude de leur jugement deviendra une habitude de leur âme », nous instruit Platon.
Et puis Victor Hugo nous dit : Le but de l'art est presque divin : ressusciter s'il fait l'histoire ; créer, s'il fait de la poésie." Préface de Cromwell / 1827)
Je vais pour vous ressusciter Andromède !
Andromède. Encore une victime de sa mère ! Cassiopée, reine d’Ethiopie, parce qu’épouse du roi Céphée, passait son temps à proclamer que sa fille (et du coup : elle, sa mère) étai(en)t d'une beauté égale à celle des Néréides, les nymphes marines qui servent d'escorte à Poséidon, (comme Kadhafi avait ses amazones). Voilà Poséidon furieux !. Pour se venger, le dieu de la mer provoque une inondation et envoie un monstre marin (la baleine Cetus) qui se met à détruire hommes et bétail. Emmanuel dirait que cela n’a rien d’une baleine, un animal pareil avec des dents, parfois des défenses comme un dinotherium, même pas une orque : un monstre, un monstre inconnu de Linné. En fait, c’est un dragon à la fois aquatique, et amphibie. Désespéré, le roi consulte l'oracle de Jupiter-Ammon (que consultera plus tard Alexandre le Grand en Lybie), qui révèle qu'aucun répit n'aura lieu tant que le roi n'aura pas livré sa fille au monstre. Flute ! On imagine le roi engueulant sa femme, bref ! Andromède est donc enchaînée (nue pour être plus appétissante) à un rocher près du rivage. Heureusement, le monstre a autre chose à faire, et ne se précipite pas de suite.
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Piero di Cosimo : une vraie BD : Persée en vol à droite, se prépare à trancher la tête du Dinotherium
pendant qu'Andromède l'attend à gauche, en plein stress ! |
Et voilà le sauveur : Persée. Il va falloir que je vous raconte à part le mythe de Persée car c’est à lui seul toute une histoire, dans la mesure où tel James Bond, il est doté de tas de gadgets comme des sandales ailées qui lui permettent de voler dans les airs à la vitesse de l’éclair, Avouez que c’est bien commode ! Et puis il possède un cheval célèbre : Pégase ! Enfin il possède un casque qui rend invisible, parfait pour faire des frasques ! Toujours est-il que de retour après sa victoire sur la Gorgone Méduse, il aperçoit Andromède (du ciel puisqu’il vole à basse altitude) et s'informe de ce qui lui est arrivé. Il en tombe immédiatement amoureux et promet à Céphée de tuer le monstre à condition de pouvoir épouser Andromède. Céphée accepte bien entendu. Tout cela se fait sans smartphones androides ce qui est pour moi l’exploit le plus extraordinaire vu l’époque ! Il attaque alors le monstre avec son glaive (on imagine dans les BD les fusils-laser beaucoup plus efficaces) et le massacre après une lutte acharnée au corps à corps, sans même recourir au pouvoir pétrifiant de la tête de Méduse qui constitue son ultime arme secrète. Saint-Georges fera pareil quelques centaines d’années plus tard.
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encore une superbe mosaïque de Zeugma : il y a tout : Cétus ; la tête
de la Gorgone ; les ailes aux pieds ; le bouclier-miroir ; le glaive |
Selon Ovide, après sa victoire, Persée dépose cette tête sur un lit d'algues (pour être libre de ses mouvements et faire un kiss à Andro), algues qui rougissent et durcissent à son contact, devenant ainsi la source du corail. Voilà pourquoi j’ai toujours un bout de corail corse pas loin. Le plus rouge. Le plus beau.
Persée épouse Andromède. Vous devinez que rien n’étant simple dans la vie, Andromède avait un passé, ayant été auparavant fiancée (de force) à son oncle Phinée, qui convoitait le trône de son frère Céphée et voulait s’assurer d’avoir une reine (une reine de beauté). Lors du mariage, une querelle a lieu entre les deux prétendants et Phinée est à son tour changé en pierre grâce à la tête de la Gorgone (que Persée gardait toujours à portée au cas-où, bien lui en a pris).
Andromède suit son époux à Tirynthe en Argolide et ils ont six fils : Persès, Alcée, Héléos, Mestor, Sthénélos et Électryon, et une fille : Gorgophoné. Ils sont à l'origine de la lignée des Perséides par l'intermédiaire de Persès. Leurs descendants dirigent la Mycénie depuis Électryon jusqu'à Eurysthée, puis Atrée dont la funeste descendance (les Atrides) inspirera les grandes tragédies de l'époque classique; le grand héros Héraclès fait aussi partie de cette descendance.
Après sa mort, Andromède est placée par Athéna parmi les constellations, dans l'hémisphère nord du ciel, près de Persée et de Cassiopée.
Quatre constellations sont associées à ce mythe. Visibles à l'œil nu, ce sont :
Une tête d'homme portant une couronne, placée à l'envers par rapport à l'écliptique: la constellation de Céphée, le père-roi.
Une figure plus petite, près de l'homme, assise sur une chaise, près de l'étoile polaire: la constellation de Cassiopée, la mère-reine.
Une vierge enchaînée, se détournant de l'écliptique: la constellation d'Andromède, près de celle de Pégase.
Une baleine, juste sous l'écliptique: la constellation de la Baleine : Cetus.
Andromède a aussi donné son nom à la Galaxie d'Andromède, une galaxie spirale importante proche de la Voie lactée.
Une pareille histoire (je vous ai raconté l’essentiel, mais on peut broder des heures sur les détails) ne peut qu’inspirer les artistes, qu’ils soient peintres, graveurs, sculpteurs. Prenons Joseph Chinard par exemple, un lyonnais :
Joseph Chinard est sculpteur né à Lyon en 1756 et mort en 1813 après avoir été professeur de sculpture à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon, qui se trouvait dans le palais Saint Pierre (le lieu où se trouve le musée). Nous aurions pu nous fréquenter ni nous n’avions habité Lyon si tard !
Nous sommes en 1786. Chinard participe cette année-là à un concours organisé à Rome : le concours de l'Académie de Saint-Luc. Le sujet est le même pour chacun des participants : Persée délivrant Andromède. Aujourd’hui, on s’en fout, mais à l’époque, c’était un sujet captivant. Il exécute à cette occasion un premier modèle en terre cuite et remporte le concours, évènement très rare pour un artiste français. Ce qui est amusant, est que Chinard reste obsédé par cette histoire, et réalise quelques années plus tard une seconde œuvre, très ressemblante : il y a ainsi deux Andromède et Persée au Musée de Lyon.
Autre artiste parisien cette fois, Raymond Delamarre. Lui aussi est élève de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts à Paris. Soldat au cours de la Première Guerre Mondiale, puis fait prisonnier, il séjourne à la Villa Médicis à Rome. C’est l’auteur de multiples monuments publics, et de tas de médailles. Il a réalisé des tas de décors pour le paquebot Normandie, évidemment disparus. Nous sommes cette fois-ci en 1925, pleine période Art-Déco, et sa sculpture est plus conforme à ce que je préfère aujourd’hui : je vous livre ce commentaire : « classé parmi les Néo-grecs, c'est à dire ceux qui succèdent à Auguste Rodin en rompant avec son esthétique, il est le sculpteur de la grâce et de la tendresse... ».
Je vous ai déjà parlé de l’exposition au musée Jacquemart-André :
http://babone5go2.blogspot.fr/2013/09/reves-de-beaute.html . Cette fois c’est Edward
Poynter qui a choisi Andromède. Elle est toujours enchainée, Persée n’est pas encore arrivé, c’est l’instant de la résignation, et elle s’abandonne au désespoir…heureusement, on sait, nous, que la fin sera une
happy end !
Le thème est traité d’une manière propre au mouvement esthétique : « la narration est éclipsée au profit de la recherche de la beauté pure. C’est en effet un nu d’une grande beauté, à la force érotique indéniable. L’artiste, en peignant pour la première fois sur un nu anglais les poils pubiens de la jeune fille, ajoute au trouble du spectateur. Le tout est magnifié par les éléments déchaînés, la force du vent s’exprimant par la volute du voile vert qui contraste avec les cheveux roux ». Ces propos ne sont pas de moi, mais du critique du Musée Jacquemart-André, apparemment connaisseur en redhead !
Poynter est un artiste à la formation cosmopolite, qui avant de suivre les cours de la Royal Academy à Londres, passa trois ans dans l’atelier parisien de Charles Gleyre. Tous ces passages à Paris des artistes étrangers les rendent forcément meilleurs ! Cette formation française est peut-être la raison de l’influence évidente d’Ingres sur ce tableau : le déhanché souple d’Andromède ressemble à celui de l’héroïne du tableau d’Ingres : Roger découvrant Angélique. Oui, nous sommes les plus forts !
Tout se termine au mieux, y compris dans la tragédie de Monsieur Pierre Corneille, Andromède, qui commence d’ailleurs par l’histoire que je vous ai racontée, (mais en termes cornéliens), et qui se termine par ces propos du Chœur :
Allez, amants, allez sans jalousie
Vivre à jamais en ce brillant séjour,
Où le nectar et l'ambrosie
Vous seront comme aux dieux prodigués chaque jour ;
Et quand la nuit aura tendu ses voiles,
Vos corps semés de nouvelles étoiles,
Du haut du ciel éclairant aux mortels,
Leur apprendront qu'il vous faut des autels.
Il ne vous reste plus
Qu’à lever les yeux au ciel
Pour retrouver Andromède !
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voici Chassériau (1840) : maintenant, vous savez tout et pouvez faire vous-mêmes
les commentaires : je propose le titre :
en attendant Persée ! |