En 1900, Paris accueille le monde entier dans une atmosphère
de fête. À l’occasion de l’Exposition universelle fleurissent, à côté des
grosses « pâtisseries » dans le style Beaux-Arts, des édifices à l’architecture
aussi inédite que fantastique, de la porte monumentale de René Binet au
pavillon de Loïe Fuller, sans oublier les stations de métro signées Hector
Guimard. La Samaritaine, chef-d’œuvre de l’Art Nouveau parisien, est l’enfant
de ce moment d’effusion architecturale.
Toutefois sa genèse, fruit d’un long cheminement, commence deux décennies plus tôt. En 1882, Émile Zola travaille à l’écriture d’Au Bonheur des dames, onzième volume de la saga des Rougon-Macquart dans lequel il évoque le monde des grands magasins sous le Second Empire. Pour donner de la crédibilité à sa description, l’auteur demande à Frantz Jourdain d’imaginer le projet d’une de ces « cathédrales du commerce moderne ». L’architecte soumet à Zola une proposition extrêmement détaillée. Quoiqu’un peu visionnaire pour un roman se déroulant dans les années 1860, celle-ci n’en inspire pas moins l’écrivain, qui reprend l’idée phare de Jourdain : une construction de métal et de verre, ornée d’une décoration colorée soulignant la structure du bâtiment. Aussi fictif soit-il, le grand magasin rêvé par Jourdain constitue bien la base de son projet pour la Samaritaine, développé après 1900. Entre-temps, la découverte de l’Exposition universelle de 1889, celle de la tour Eiffel et de la galerie des Machines, a achevé de le convaincre des vertus de l’architecture métallique.
Raconter l’histoire de la Samaritaine, ce n’est pas
seulement tenir la chronique d’un succès commercial fulgurant, c’est aussi narrer
une véritable épopée architecturale. Créée en 1871 face au grand magasin La
Belle Jardinière, l’enseigne ne va cesser de s’étendre en direction de la rue
de Rivoli et de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Son fondateur, Ernest
Cognacq, et son épouse, Marie-Louise Jaÿ, achètent alors à tour de bras les
parcelles dans ce périmètre, puis relient entre eux les rez-de-chaussée pour en
faire de vastes surfaces de vente.
Dès 1885, Jourdain collabore à cette entreprise. Mais ce bricolage touche bientôt ses limites : l’agglomération de bâtiments hétéroclites, souvent anciens, aux hauteurs sous plafond médiocres, entrave le développement de la Samaritaine. Après plusieurs opérations ponctuelles de reconstruction, l’architecte convainc les Cognacq-Jaÿ d’unifier l’îlot, situé entre les rues de la Monnaie et de l’Arbre-Sec, et d’édifier un magasin entièrement neuf. Promoteur du modernisme sous toutes ses formes, Frantz Jourdain milite pour une architecture de son temps, qui en exprime le caractère, position résumée dans sa maxime : « À des besoins nouveaux, des formes nouvelles ». Projet ambitieux, la Samaritaine constitue « le manifeste de Jourdain autant qu’un manifeste bâti de la théorie de l’Art Nouveau », considère l’historienne Meredith Clausen.
Elle se présente d’abord comme un manifeste pour l’architecture métallique. Grâce à la préfabrication, celle-ci est gage d’efficacité lors de la construction ; elle est aussi, à l’usage, une promesse de lumière et d’espace, grâce à la suppression des maçonneries, la réduction des éléments porteurs et la couverture par une grande verrière. La Samaritaine se veut également un manifeste pour ce que Jourdain appelle, dans un de ses articles, « l’art dans la rue ». Grâce à la couleur et à l’ornement, son édifice participe d’une esthétique urbaine offerte à tous, dans un esprit social et démocratique. C’était du moins le projet à l’origine, car les vicissitudes dont a été victime le bâtiment ont occulté cette généreuse ambition.
En effet, lorsque le nouveau magasin est inauguré en 1910, l’Art Nouveau est quasiment passé de mode. Mais c’est la construction de l’extension côté Seine, sous la houlette d’Henri Sauvage, qui dénature l’aspect du magasin 2. Dès les années 1930, il est soumis à une cure d’austérité. Ainsi, sont badigeonnés les décors peints à l’intérieur et une partie des panneaux en lave émaillée en façade pour mieux s’accorder au style Art Déco, plus dépouillé, du nouveau bâtiment. Diverses interventions, dans les années 1980, en avaient ressorti une partie au jour, mais la restauration qui s’achève permet vraiment de rendre justice aux intuitions de Jourdain et aux qualités visuelles et spatiales de son œuvre. Menée sous la direction de Jean-François Lagneau, architecte en chef des Monuments historiques, cette opération prend pour repère l’année 1932, époque à laquelle l’ouvrage originel avait déjà subi certaines transformations, du fait notamment de la construction de l’extension.
En 2001, le groupe LVMH (ndlr : propriétaire de « Connaissance des Arts ») acquiert la Samaritaine, quatre ans avant que le magasin soit fermé pour des raisons de sécurité. Progressivement, prend forme une ambitieuse opération de restructuration du magasin 2, entre la Seine et la rue de Rivoli. Celle-ci conduit à redistribuer les espaces entre différentes fonctions : commerces, bureaux, logements, hôtel. Chargé de la conception générale du projet, l’agence japonaise Sanaa Architecture renoue avec l’audace de ses prédécesseurs, en construisant un bâtiment sur la rue de Rivoli, enveloppé dans une façade de verre ondulé. Un geste architectural qui n’a pas fini de faire parler.
Si, au terme de la restructuration, une partie du bâtiment Jourdain a été convertie en logements, l’essentiel, c’est-à-dire l’espace coiffé de la grande verrière, reste dévolu au commerce. Les mots lumière et couleur viennent spontanément à l’esprit lorsque l’on découvre la Samaritaine nouvelle. En façade comme dans le magasin, toute la structure métallique a retrouvé ce coloris gris bleu d’origine, mis en évidence par les études stratigraphiques menées avec le Centre de recherche et de restauration des musées de France. Comme en écho, les plumes des paons arborent la même teinte sur la monumentale peinture ceinturant le dernier étage sous la verrière. À ce genre de détail, se révèle la conception puissamment unitaire du magasin, où Jourdain a œuvré en osmose avec dessinateurs, décorateurs, peintres et sculpteurs, pour créer une véritable œuvre d’art totale.
Les restaurateurs se sont mis au diapason de ces artistes dans une entreprise véritablement colossale : 600 mètres linéaires de balustrades en ferronnerie, une peinture de 400 mètres carrés, des panneaux en lave émaillée sur 680 mètres linéaires, etc. Ces derniers apparaissent comme l’élément essentiel de l’identité visuelle du magasin. Œuvre de Francis Jourdain, fils de l’architecte, et de l’affichiste Eugène Grasset, ils avaient particulièrement souffert. Aussi, une vingtaine de panneaux, trop endommagés ou disparus, ont été refaits par Maria da Costa, une des dernières émailleuses sur lave. Non moins essentielle dans l’économie esthétique du projet, la peinture aux paons a été découpée en trois cent trente-six panneaux, dont le support en briques de liège a été aminci, puis renforcé par un mélange de plâtre et de métal. Ensuite, les restaurateurs se sont attachés à débarrasser la surface des repeints à l’acrylique des années 1980 et des restes du badigeon antérieur, retrouvant enfin le délicat chromatisme de la peinture originelle.
Pour chaque élément du décor ou de l’architecture, un même
travail aussi patient et minutieux que technique a permis de ressusciter
l’œuvre de Jourdain et de tous les artisans qui l’ont accompagné dans son
entreprise. Pour ceux qui se souviennent de la Samaritaine un peu lugubre des
années 1990, le choc promet d’être saisissant