J'ai choisi la date du 17 février, pour vous communiquer ce texte de Jacques Attali : "Réhabiliter Giordano Bruno", justement publié le 17 février 2000, il y a vingt ans, dans le Monde ! Les amoureux de Rome reconnaissent le campo de Fiori, où trône l'immense statue A BRVNO de Ettore Ferrari :
Je cite Jacques Attali : "Le 17 février 1600, il y a quatre
siècles exactement, à Rome, Giordano Bruno montait au bûcher, sur ordre du
pape. Son crime : avoir eu, avant Galilée, Leibniz,
Einstein ou Mendeleïev, l'intuition géniale de ce qui est devenu la théorie
générale de l'Univers, la relativité, la chimie, la génétique, etc. La vie
tumultueuse d'un philosophe vagabond, chercheur oublié, discrédité par
l'Eglise, dont le martyre est le symbole de tous les crimes contre l'esprit
"La NASA vient de se lancer dans son
plus ambitieux programme ; la recherche d'autres formes de vie dans l'Univers.
Et la probabilité d'en trouver n'est pas nulle : dans notre seule galaxie,
autour de centaines de milliards de soleils, tournent au moins autant de
planètes dont beaucoup sont habitables, parce que situées à une distance de
leur soleil telle que de l'eau peut s'y former. Et encore ne s'agit-il là que
des formes de vie que nous savons imaginer.
"Il y a exactement quatre siècles,
jour pour jour, un homme mourait sur un bûcher dressé à Rome sur ordre exprès
du pape, pour avoir été le premier à écrire exactement cela : « Un nombre
infini de soleils existent ; un nombre infini de terres tournent autour de ces
soleils comme les sept planètes tournent autour de notre soleil. Des êtres
vivants habitent ces mondes. » Et son martyre reste comme le symbole de tous
les crimes contre l'esprit.
Philippe - dit plus tard Giordano
- Bruno naît en 1548, dans une famille de la noblesse pauvre de Nola, bourgade
voisine de Naples, alors dominée - comme le reste de l'Europe - politiquement
par l'Espagne, théologiquement par Rome et économiquement par Gênes. Même si la
France se croit au centre du monde et si la Flandre se prépare à le devenir. A
dix ans, ses parents l'envoient à Naples étudier les humanités et la théologie.
L'Eglise est son avenir. Dans cette Italie de la fin de la Renaissance,
quiconque veut se faire une place dans le monde sans être un seigneur, un
artiste ou un marchand entre dans les ordres.
L'Eglise est alors en pleine
effervescence ; elle torture, brûle et décapite clercs et laïcs au moindre
soupçon de scepticisme, réformisme, athéisme, magie ou judaïsme secret. Le pape
fait brûler des milliers de livres dont il interdit la copie et l'impression.
L'élection, en 1541, d'Ignace de Loyola comme préposé général de la Compagnie
de Jésus donne à la Contre-Réforme les armes intellectuelles qui lui faisaient
défaut, face à la redoutable attaque de Luther et de Calvin. La seule question
que les philosophes sont autorisés à se poser - et encore, dans des limites
très étroites - est celle du salut. Et comme la nature est censée se conformer
aux Saintes Ecritures, la seule science tolérée est la théologie. En
particulier, personne n'a le droit de remettre en cause la description de
l'Univers que certains croient avoir lue dans la Bible : la Terre est un disque
placé au centre d'une sphère céleste sur laquelle tourne le Soleil et où sont
fichées la Lune et les étoiles. L'homme, unique créature de Dieu, est au centre
de la création. Sont condamnées comme « activités magiques » toutes les
pratiques qui formeront bientôt les bases de la science : l'organisation du
savoir, la méthode expérimentale, la transformation de la matière.
"Quelques intellectuels juifs et
arabes et de rares moines irlandais osent encore copier, traduire, enrichir et
faire circuler le savoir accumulé depuis des millénaires. Certains osent
revendiquer le bonheur ici et maintenant, et libérer la morale du péché ; et
même, crime majeur, douter. Dès le IXe siècle, beaucoup, dans l'Eglise et hors
d'elle, murmurent que le monde n'est pas plat. Et quand Copernic retrouve,
après bien d'autres, les intuitions héliocentriques émises au IIIe siècle avant
Jésus-Christ par Aristarque de Samos, il n'échappera aux foudres de
l'Inquisition qu'en ayant le bon goût de mourir, en 1543, avant la publication
de son De Revolutionibus.
"A dix-sept ans, Giordano Bruno
entre comme novice à San Domenico Maggiore, à Naples, un des plus célèbres
monastères d'Italie, où mourut Thomas d'Aquin et où toute la chrétienté vient
vénérer ses reliques. Il y apprend la rhétorique, la logique, la théologie, le
français, l'allemand, le latin, le grec et y découvre l'art de la mémoire. « Ce
fut, écrira-t-il plus tard, une petite étincelle qui, progressant en une méditation
ininterrompue, propage un incendie sur de vastes hauteurs. De ces feux
flamboyants ont jailli nombre d'étincelles. » La mémoire est alors une
dimension essentielle de l'intelligence : presque personne n'a de bibliothèque
privée et nul ne peut écrire, enseigner ou passer pour un lettré sans cultiver
sa mémoire. Or le jeune « Nolain » - il aime à se faire appeler ainsi - retient
tout ce qu'il lit : Platon, Pythagore, Aristote, les Evangiles, les Pères de
l'Eglise, et des lectures plus subversives comme les commentateurs juifs de la
Bible, Erasme et même Copernic, que lui font découvrir ses maîtres dominicains,
passionnés d'astronomie.
"Très vite, il se fait détester
pour son refus de croire en quoi que ce soit, même en la divinité de Jésus ou
la virginité de Marie, sans l'avoir lui-même démontré. Sans cesser de se
rebeller contre ses professeurs - qui « tentent de m'éloigner d'occupations
plus hautes, d'enchaîner mon esprit, et de transformer un homme libre au
service de la vertu en esclave d'un système misérable et absurde » -, il est
ordonné prêtre en 1573. Deux ans plus tard, il devient lecteur en théologie au
couvent et se prépare à devenir professeur de philosophie, quand, en 1576, le
provincial de l'ordre l'accuse d'hérésie, pour avoir dénoncé les turpitudes du
couvent dans une pièce satirique. On lui interdit de dire la messe. La foudre
lui tombe sur la tête : toutes les universités d'Europe lui sont désormais
fermées puisqu'elles sont sous le contrôle de l'Eglise ou des Réformés. Sa vie
est finie avant de commencer.
"Où aller ? Il se dirige d'abord
vers Rome. Mais, menacé d'excommunication, il ne peut y rester. Il s'installe à
Gênes, capitale économique du monde, où il vivote en donnant des leçons de
grammaire et d'astronomie. Sans doute fut-il de ceux qui, en 1577, observèrent
une comète filer dans le ciel de Toscane. Il fuit encore. D'abord à Padoue,
banlieue universitaire de Venise, mais son statut de moine renégat lui ferme
toutes les portes. Puis à Genève, où, à l'inverse, c'est son passé de moine que
les calvinistes lui reprochent ; il y survit comme correcteur d'imprimerie.
Pour se faire accepter, selon certaines rumeurs qu'il niera ensuite, il devient
calviniste mais se fait presque immédiatement excommunier : aucune certitude ne
lui convient. Il part en 1580 pour Toulouse, où il obtient un diplôme de
théologie. Il se nourrit d'Averroes, John Scotus, Marsilio Ficino, Nicolas de
Cuès et de toute la littérature hermétique. Il écrit un Art de la mémoire,
inspiré des travaux de saint Augustin et de Raymond Lulle. Comme, malgré son
diplôme, il ne peut devenir professeur, il reprend la route, en 1581, vers
Paris. Il espère beaucoup en Henri III, qui s'est entouré de savants italiens
pour contrebalancer le dogmatisme de la Sorbonne. Quand le roi apprend l'arrivée
de cet Italien à la mémoire vertigineuse, il lui octroie une chaire de «
lecteur extraordinaire et provisionné » au Collège des lecteurs royaux,
préfiguration du Collège de France. Une période heureuse commence. Le « Nolain
» donne des conférences sur saint Thomas, sur l'astronomie, sur la théologie.
Il dédie au roi une méthode mnémotechnique fondée sur la mise en relation du
texte à retenir avec des palais à visiter, des mots artificiels construits par
des combinaisons au hasard de cinq syllabes puisées dans quatre langues, ou
même avec des cortèges de jolies femmes minutieusement décrites.
"Et là, il ouvre la porte de son
enfer. Car l'art de la mémoire le conduit à réfléchir à la structure de la
pensée, au processus de découverte, à la nature de l'esprit humain et à sa
spécificité dans l'Univers. Il fait ainsi une découverte intolérable pour les
dogmes : l'homme ne saurait prétendre être l'unique conscience dans l'Univers.
Bien avant Leibniz et Spinoza, il explique à des auditeurs incrédules que ce
que l'on appelle la « réalité » n'est qu'une construction de l'esprit humain,
qui n'est qu'un accident dans la matière vivante universelle.
"On se plaint de lui au roi, qui
l'expédie chez son ambassadeur à Londres, Michel de Castelnau. Pour le mettre à
l'abri ou comme espion ? On n'en saura jamais rien. Peut-être devient-il même
un agent double. En tout cas, il a des protecteurs puissants et approche la
reine Elisabeth. Il semble n'avoir, là comme ailleurs, aucune vie sentimentale,
même s'il écrit alors très joliment sur l'amour. Il inspire à Shakespeare le
personnage de Berowne dans Peines d'amour perdues, cet intellectuel tellement
obsédé par ses recherches qu'il refuse pendant trois ans le sommeil, la
nourriture et la compagnie des femmes, et plus tard celui de Prospero, le
magicien lucide de La Tempête. Il écrit, dispute, publie, donne des conférences
sur la doctrine de Copernic, l'immortalité de l'âme et la réincarnation, dans
les milieux modernistes de Londres comme à Oxford, siège, à l'époque, comme la
Sorbonne, de l'obscurantisme. Il noie ses auditeurs de citations et les écrase
de son savoir. Il ne cache pas aux Anglais qu'ils les trouve ignorants et
xénophobes ; il les compare à des « ours » et des « loups ». Il écrira un peu
plus tard : « Sachez que l'universel me déplaît, que je hais le vulgaire, que
la multitude me contrarie. »
"Le mercredi des Cendres 1584, le
débat qui l'oppose à deux docteurs d'Oxford est le prétexte à un livre majeur,
Le Banquet des Cendres, premier livre de philosophie jamais écrit en une langue
moderne : en italien, parce que c'est alors la langue de l'élite intellectuelle
et commerciale de l'Europe - le français n'est que la langue du politique et
l'anglais un dialecte insulaire.
"Son style est magnifique, même
s'il est difficile à rendre par les traductions modernes : « Ce n'est pas une
bagatelle, comme le banquet des sangsues ; ni une facétie à la Berni, comme le
banquet de l'archiprêtre de Pogliano ; ni une comédie, comme le banquet de
Bonifacio dans le chandelier. Non : c'est un banquet à la fois grandiose et
humble, magistral et estudiantin, sacrilège et religieux, allègre et colérique,
âpre et enjoué, maigrement florentin et grassement bolonais, cynique et
sardanapalesque, badin et sérieux, grave et burlesque, tragique et comique. »
"Se moquant des professeurs
d'Oxford, qui en savent plus sur la bière que sur les Grecs, il affirme que non
seulement la Terre n'est pas au centre de l'Univers, mais que le Soleil ne
l'est pas non plus. Pour lui, l'Univers est composé d'une infinité de mondes,
tous équivalents au nôtre - « La consistance des autres mondes dans l'éther est
pareille à celle de celui-ci ». Et Dieu, situé à l'intérieur de cet infini -
car « l'Infini n'a rien qui soit extérieur à lui-même » -, est « la force,
l'identité qui emplit le tout et illumine l'Univers ». Il en tire des
conséquences vertigineuses, allant bien au-delà des intuitions de Lucrèce et de
tous ceux qui l'ont suivi : si tout est équivalent et éternel, alors rien ne se
perd et rien ne se crée - « L'annihilation étant impossible nulle part dans la
nature, ce globe entier, cette étoile, non sujette à la mort, se renouvelle de
temps en temps par partie. »
"De plus, rien n'est fixe, tout
est relatif : la position, le mouvement, le temps lui-même - « Il n'y a pas de
haut ni de bas, pas de disposition absolue dans l'espace. Il n'y a que des positions
relatives aux autres. Partout il y a un incessant changement de positions
relatives à travers l'Univers et l'observateur est toujours au centre des
choses. » En conséquence, l'humanité n'a aucune valeur prééminente dans
l'Univers, puisque nous, les hommes, sommes faits de la même matière que le
reste de l'Univers et que nous ne sommes au centre de rien : « Nous-mêmes, avec
ce qui nous appartient, nous allons et venons, passons et retournons. Il n'est
rien de nôtre qui ne nous devienne étranger, rien d'étranger qui ne devienne
nôtre. » Tout naturellement lui vient alors l'idée d'allers et retours
multiples entre la vie et la matière, de réincarnation, qu'il développe la même
année - 1584, il a trente six ans - dans L'Expulsion de la bête triomphante.
L'âme de chaque homme est Dieu lui-même, qui passe de corps en corps, de destin
en destin, et qui donne un sens au salut. Certains êtres progressent d'âme en
âme, devenant des héros ou des artistes, jusqu'à rejoindre l'esprit divin : «
Toutes les âmes font partie de l'âme de l'Univers, et tous les êtres à la fin
sont un. » « Chaque acte apporte sa récompense ou sa punition dans une autre
vie. Le passage dans un autre corps dépend de la façon dont il s'est conduit
dans l'un (...). Le but de la philosophie est la découverte de cette unité. »
"Il est même un des tout premiers
Européens à réprouver la conquête de l'Amérique, au moment où celle-ci commence
à rapporter de l'or et de l'argent. Pour lui, l'homme blanc ne vaut pas plus
qu'un autre. Et la religion chrétienne n'est qu'une approche de Dieu parmi
d'autres.
"Sans crainte, libre de tout, il
mêle Dieu et la science dans une recherche éperdue de l'unité de l'Univers,
audace alors inacceptable et dont la science a aujourd'hui repris le flambeau.
A la même époque, il écrit un magnifique hymne à la liberté de penser : «
Persévère, cher Filoteo, persévère ; ne te décourage pas et ne recule pas,
parce qu'avec le secours de multiples machinations et artifices le grand et
solennel sénat de la sotte ignorance menace et tente de détruire ta divine
entreprise et ton grandiose travail. »
"Sa situation à Londres se gâte,
avec celle des catholiques anglais. Il lui faut partir encore, mais pour où ?
Il pense aux Pays-Bas, terre de libertés, mais l'assassinat de Guillaume Ier
d'Orange-Nassau y rend la situation instable. Pas question non plus d'aller en
Italie, où veille l'Inquisition. Reste la France, où Henri III règne encore,
avec maintenant Henri de Navarre comme héritier.
"Son retour à Paris, en octobre
1585, est un désastre. Il ne réussit ni à se faire admettre à la cour d'Henri
de Navarre, ni à se faire coopter par les professeurs de la Sorbonne, ni à se
réconcilier avec l'Eglise, qui lui demande de revenir dans son ordre et de
renoncer à ses idées. Il a presque quarante ans, il est seul, il a souvent
faim, froid, et survit de traductions et de corrections d'imprimerie. L'Italie
lui manque. Il hésite à y rentrer puis décide de partir pour l'Allemagne.
"D'abord Marburg, en 1586, où il
est mal reçu. Puis Wittenberg, où tout semble enfin lui sourire : accepté comme
professeur dans une des meilleures universités de l'Europe de la fin de la
Renaissance, il y enseigne la philosophie, la cosmogonie et l'art de la
mémoire. Il a des disciples, à qui, bien avant Descartes, il enseigne
l'obligation du doute - ce qu'il appelle la « liberté philosophique » - et le
caractère multiforme de la vérité à la fois scientifique, esthétique, magique,
musicale et religieuse. D'ailleurs, sa propre religion « est celle de la
coexistence pacifique des religions, fondée sur la règle unique de l'entente
mutuelle et de la liberté de discussion réciproque ».
"Mais l'intolérance le rattrape.
En 1589, les luthériens prennent le pouvoir à Wittenberg et il doit encore
fuir. D'abord pour Prague, auprès de Rodolphe II, à qui il dédie un livre sans
obtenir un poste ; puis Helmstedt, où il espère en la protection du duc de
Brunswick. Mais celui-ci meurt avant de la lui accorder ; et l'assassinat,
cette même année à Paris, d'Henri III par Jacques Clément le prive de son
ultime protection royale.
"En 1590, il est à Francfort, pour
y faire publier ses nouveaux livres. Le supérieur d'un couvent des carmes qui
l'héberge, quand il n'a pas où dormir, le décrit comme « un homme universel
mais qui n'avait point de religion, (...) occupé la plupart de son temps à
écrire, à créer des chimères et à se perdre à de nouvelles rêvasseries ». Sa
pensée évolue vers l'hermétisme, la magie, la kabbale. Dans Des fureurs
héroïques, il écrit que « les mages peuvent faire plus au moyen de la foi que
les médecins par les voies de la liberté ». Dans De magia, il propose de
revenir aux hiéroglyphes égyptiens car « les termes latins, grecs et italiens
échappent à l'écoute et à l'intelligence des divinités supérieures et
éternelles ». Et il ajoute, dans un texte qui lui sera beaucoup reproché
lorsqu'on l'accusera de sorcellerie : « Il n'est pas de réalité qui ne soit
accompagnée d'un esprit et d'une intelligence. » Il explique que l'univers est
composé d'un nombre limité de lettres, entités élémentaires aux formes
géométriques, triangles, carrés, cercles, pyramide courbe, reliées à une
substance qui « les anime toutes ». « Et il n'est pas nécessaire qu'il y ait
beaucoup de sortes et de formes d'éléments infimes, comme du reste de lettres
non plus, pour former d'innombrables espèces. » Intuition fulgurante de la
structure de l'atome, du tableau de Mendeleïev, du code génétique et de la
théorie unifiée de l'Univers.
Dans un ultime livre ( De la
composition des images, des signes et des idées), il imagine un système
mnémotechnique incroyablement sophistiqué de géométrie magique, répartissant
des « ailes de mémoire » en vingt-quatre salles elles-mêmes divisées en neuf «
lieux de mémoire », quinze « campi », encore subdivisés en neuf lieux et trente
« cubiculae ».
"Là vient sa perte : en 1591,
deux libraires italiens revenus de Venise, où ils ont vendu certains de ses
derniers livres, lui rapportent à Francfort une invitation à venir enseigner sa
science de la mémoire à un de ses admirateurs inconnus, un jeune et riche noble
Vénitien, Giovanni Mocenigo. Il hésite : l'Italie est très dangereuse, mais il
sait vacante la chaire de mathématiques à Padoue. Et il s'imagine peut-être
comme le Luther de l'Italie, celui qui réconciliera l'Eglise et la science. Il
se décide : va pour Venise. Mais à peine arrivé, il comprend qu'il est tombé
dans un piège : son hôte veut apprendre la magie et rien d'autre. Giordano
Bruno a beau lui expliquer qu'il est un philosophe et un savant, qu'il ne
connaît rien à la magie, l'autre insiste, menace. Bruno tergiverse. Pendant
qu'il essaie de se faire nommer à Padoue et d'obtenir le pardon du nouveau
pape, Clément VIII, il fait croire à Mocenigo qu'il rédige spécialement pour
lui un Art de l'invention. Mais l'autre se lasse d'attendre et, le 22 mai 1592,
lui lance un ultimatum : si Bruno refuse de lui enseigner la magie, il le
dénoncera à l'Inquisition.
"Giordano Bruno décide de repartir
le lendemain pour Francfort. Trop tard. Dans la nuit du 22 au 23, Mocenigo le
fait enfermer dans sa chambre : il ne le laissera sortir qu'en échange de la
promesse de lui enseigner les « termes de la mémoire des mots et de la
géométrie ». Bruno refuse. Ivre de colère, Mocenigo le fait descendre dans la
cave et prévient l'Inquisition qu'il détient un dangereux hérétique. Bruno est
conduit immédiatement à la prison de San Domenico di Castello et Mocenigo vient
l'accuser, « par contrainte de sa conscience et sur ordre de son confesseur »,
de mille crimes, dont la liste constitue comme une synthèse des idées que Bruno
a professées à un moment ou un autre de sa vie : Mocenigo prétend l'avoir
entendu affirmer croire à l'existence d'un univers infini et d'un nombre infini
de systèmes solaires, nier la Genèse au nom de l'éternité de l'Univers, croire
en la métempsycose, critiquer le Christ, refuser la Trinité au nom de la
perfection divine, nier la virginité de Marie, mépriser la théologie et
l'Inquisition, être un ennemi de la messe, ne pas croire à la punition des
péchés, être un faux mage, aimer le roi Henri IV, se vanter d'avoir séduit
beaucoup de femmes et considérer la liberté sexuelle comme « propre au service
de la nature ». Une seule de ces accusations, si elle est établie, le conduira
au bûcher. Bruno se prépare à jouer sa vie sur ses idées.
"Une semaine plus tard, commencent
les interrogatoires. Les juges ne savent rien de lui, sinon cette délation et
quelques livres. Bruno répond calmement, point par point, comme un professeur à
ses élèves. Sur l'Unité de Dieu : « Je comprends qu'un être est en tout et
au-dessus de tout, et qu'il n'est rien qui ne participe à l'être, et aucun être
sans essence. Ainsi rien n'est étranger à la divine présence. » Il reconnaît
son incapacité à comprendre la Trinité, affirme ne pas croire à la virginité de
Marie, ni au géocentrisme, ni à l'unicité du système solaire.
Devant tant de simplicité
sereine, les interrogatoires s'accélèrent, de plus en plus souvent accompagnés
de torture. Rien ne lui retire son calme : « Le contenu de tous mes livres en
général est philosophique et (...) j'y ai toujours parlé en philosophe, suivant
la lumière naturelle, sans me préoccuper de ce que la foi nous commande
d'admettre. » Et encore : « C'est à l'intellect qu'il appartient de juger et de
rendre compte des choses que le temps espace et éloigne de tout. »
"Le 30 juillet 1592, après sept
interrogatoires interminables et presque autant de séances de torture, pendant
lesquels il n'avoue rien, l'Inquisition de Venise, dépitée, envoie son dossier
à Rome, qui exige qu'on le lui livre : Bruno n'est pas vénitien, il n'a pas de
raison d'être jugé sur la lagune. Le doge refuse, pour protéger l'indépendance
de la Sérénissime, le Sénat confirme ce refus. Mais Clément VIII insiste :
Bruno est napolitain et Venise n'a aucune raison de le protéger. Le doge et le
Sénat hésitent, puis cèdent. Bruno arrive à Rome, enchaîné, le 27 février 1593.
Il est enfermé dans la prison de l'Inquisition qui jouxte Saint-Pierre. Il
demande à voir le pape. En vain. Du nouveau procès qui commence, on sait peu de
choses : toutes les archives en furent ramenées à Paris par Napoléon Ier, puis
vendues comme papier à recycler pour une usine de carton.
"Le cardinal Robert Bellarmin, le
plus célèbre jésuite du moment, grand maître de l'Inquisition, mène les
interrogatoires. C'est un intellectuel - il a cherché un jour à calculer la
vitesse de rotation du Soleil autour de la Terre -, mais c'est aussi l'ennemi
juré de toute remise en question, aussi marginale soit-elle, du dogme - car
cela conduirait, dit-il, à la « défaite de la religion ». Aussi refuse-t-il
l'héliocentrisme - « l'idée est peut-être scientifiquement intéressante mais
elle est stupide en philosophie » - et encore plus le caractère infini de
l'Univers. Il veut forcer Bruno à renoncer à ses « fantômes philosophiques » et
à ses « matières désespérées ». Huit interrogatoires se succèdent pendant deux
ans, entrecoupés de longues périodes où on l'oublie dans sa cellule. Sur la
Trinité, il répète son scepticisme mais se dit prêt à renoncer à ses doutes, si
cela peut faire plaisir au pape. Sur la métempsycose, il admet que ce n'est
qu'une hypothèse philosophique. Il tient ferme sur la pluralité du monde et sur
l'éternité de l'Univers. Pour le reste, il nie les accusations.
"Fin 1594, l'accusation n'a encore
rien prouvé. Le pape demande alors qu'on étudie tous les livres de Giordano
Bruno en détails. Cela prendra trois ans, car l'Inquisition est débordée : des
dizaines d'intellectuels, comme Tommaso Campanella, et des grands seigneurs
pourrissent dans les prisons du Saint-Office. On ne l'interroge qu'en 1597 sur
« ses vaines conceptions sur la pluralité des mondes ». Il tient ferme, malgré
le supplice de la corde subi lors de son dix-septième interrogatoire. L'année
suivante, il se dit prêt, en souriant, à renoncer à ses idées si l'Eglise les
déclare hérétiques « à partir de maintenant ». Bellarmin refuse : elles le sont
depuis toujours. Bruno veut encore négocier : lors du vingt et unième
interrogatoire, le 10 septembre 1599, il propose d'échanger une rétractation
partielle contre l'autorisation de poursuivre ses recherches philosophiques. Le
21 décembre 1599, après avoir consulté le pape, Bellarmin refuse : le Nolain
doit cesser de penser.
"Alors Bruno choisit : quitte à
mourir, autant que cela soit dans l'intégrité de ses idées. Il crie à son
tortionnaire : « Je ne crains rien et je ne rétracte rien, il n'y a rien à
rétracter et je ne sais pas ce que j'aurais à rétracter. » C'est fini. Le 20
janvier, Clément VIII ordonne de le livrer à l'Inquisition, qui lui donne
encore quarante jours pour se dédire. En vain. Le 8 février 1600, il est
conduit chez le cardinal Madruzzi, piazza Navone. A genoux, en présence des
neuf cardinaux inquisiteurs et du gouverneur de la ville, il écoute la sentence
: il sera « puni sans verser le sang », ce qui veut dire, dans la terrifiante
hypocrisie de l'Inquisition, le bûcher. « Vous avez certainement plus peur en
prononçant cette sentence que moi en l'écoutant ! », crie-t-il à ses juges.
"A l'aube du jeudi 17 février
1600, sept pères de quatre ordres différents viennent le chercher dans sa
cellule et le supplient encore de renoncer à « ces mille erreurs et vanités ».
Il hausse les épaules. On le conduit au Campo dei Fiori, sous la conduite des
moines de San Giovanni Decollato. On l'attache au bûcher, on le bâillonne.
Quand, au dernier moment, on lui tend un crucifix, il détourne les yeux. Un peu
plus tard, Galilée, confronté à la même menace, proférée d'abord en 1616 par le
même Bellarmin, puis en 1633 par son successeur, pour des thèses beaucoup moins
audacieuses, se rétractera en tremblant, à genoux, marmonnant seulement entre
ses dents le trop célèbre « et pourtant elle tourne », signe ultime de sa
lâcheté.
"Bruno est beaucoup plus dangereux
pour l'ordre établi que tous ceux dont l'Inquisition a brisé la conscience.
Aussi, après sa mort, tout fut fait pour le discréditer. Dès le 7 août 1603,
toute son oeuvre est à l'Index et ses livres disparaissent ; l'Eglise le
dénonce urbi et orbi comme espion, assassin, athée, hérétique ; elle menace
quiconque voudrait le citer ou reprendre ses théories. A l'inverse, tous les
honneurs sont réservés à son tortionnaire, enterré en 1621 dans le magnifique
tombeau commandé au Bernin.
"L'oeuvre de Bruno ne réapparaît
qu'au début du XVIIIe siècle, d'abord dans l'Angleterre de Newton, puis dans
l'Italie du Risorgimento, où il devient l'idole des intellectuels
nationalistes. Mais l'Eglise ne désarme pas : en 1889, le pape Léon XIII
s'oppose, en vain, à l'érection d'une statue à l'endroit même où Bruno fut
assassiné. Le 29 juin 1930, le Vatican canonise le cardinal Bellarmin, après un
procès fertile en polémiques. Et, le 3 février 2000, le cardinal Poupard,
responsable au Vatican du « Pontificam Consilium Cultura » - celui-là même qui
instruisit la réhabilitation de Jean Hus et de Galilée -, refuse encore celle
de Bruno, tout en « déplorant » l'usage fait de la force contre lui, sans
vouloir débattre de ses thèses ni remettre en cause les conditions de son
procès. Certains vont même jusqu'à écrire que Giordano Bruno serait resté
inconnu sans le bûcher.
"Peut-on concilier la lecture des
textes sacrés avec les avancées de la science ? Tel est le défi que Bruno lance
encore aujourd'hui à toutes les Eglises, du haut de son bûcher.
"Philosophe vagabond, courageux
fragile, homme de foi et de vérité, Bruno n'était pas dupe du malheur qui le
guettait. Il a toujours su qu'il aurait à payer cher pour avoir compris que
l'Univers ne se résumait pas à une théologie prise au pied de la lettre, pour
avoir eu - avec d'autres mais bien avant ceux à qui on en attribue aujourd'hui
la paternité -, l'intuition de ce qui est devenu l'épistémologie, la
cosmologie, la théorie générale de l'Univers, la relativité, la chimie, la
génétique ; pour avoir perçu, avant même Pascal, l'importance de la beauté comme
source d'accès à la vérité ; pour avoir reconnu à chaque homme tous les droits
sur lui-même et aucun droit sur le reste de l'Univers.
"Un jour de lassitude, au cours
d'un de ses voyages sans but, pourchassé par l'ignorance et la bêtise, il
écrivit ce qui reste comme l'indépassable lamento de tous les découvreurs,
spectateurs de leur propre marginalité : « Voyons ce qui arrivera à ce citoyen
et serviteur du monde, fils de son père le Soleil et de sa mère la Terre,
voyons comment le monde qu'il aime trop doit le haïr, le condamner, le
persécuter et le faire disparaître. »
Jacques Attali
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