Je vous emmène à Salina, une île italienne de
la mer Méditerranée, située dans l'archipel des îles Éoliennes, au nord de la
Sicile.
C’est là que le film Le Facteur, Il
postino, adaptation du roman Une
ardente patience d'Antonio Skármeta, réalisé par Michael Radford et sorti
en 1994, a été tourné. Nous habitions Rennes, et nous souvenons de Pablo Neruda (et de Philippe Noiret,
bien entendu, aussi célèbre que le personnage qu’il incarnait).
Sur cette
petite île italienne, dans les années 1950, le
jeune Mario Jimenez décroche un emploi de facteur au service exclusif du célèbre poète
Pablo Neruda récemment débarqué du Chili. De cette rencontre
naît une amitié renforcée par la poésie et Mario se sert alors du pouvoir des
mots pour séduire la belle Béatrice dont il est amoureux. Béatrice « l’incandescente
serveuse du bar d’un bled de pêcheurs », incarnée par Maria Grazia Cucinotta.
Vous pensez que je suis sensible
aux propos de Mario, quand, "chaud comme
une baraque à frites", il lui porte l’estocade sur la plage de Pollara : -«Ton sourire se déploie comme un papillon.»
Bim ! Les répliques fusent avec ce commentaire de mama Rosa : -«Quand
un homme te touche avec ses mots, il ira loin avec ses mains. Dans un lit, il
n’y a aucune différence entre un poète, un prêtre ou même un communiste !».
Béatrice n’est pas au bout de ses surprises : le lover Mario a aussi écrit Nuda, poème olé olé que l’épouvantée
mégère subtilisera du soutif de Beatrice où le bout de papier s’apprêtait à
couler des jours heureux…(1)
depuis le film, elle roule toujours à vélo |
Je vous sors ces souvenirs, alors que je voulais vous parler
de tout autre chose : de câpres ! Aucun intérêt me direz-vous, et
pourtant si !
En débarquant ici, au-delà de
Pollara, Salina représente le charme discret d’une insularité verdoyante,
ensoleillée jusqu’en novembre. Un anti-Capri de 27 km2 qui se sillonne,
idéalement, à scooter : trente minutes du débarcadère de Santa Marina à
Pollara, et vingt minutes du nord au sud, du village perché de Malfa aux plages
de brûlant sable noir de Rinella, sur les rares routes qui se sont frayé un
chemin autour des deux cratères de l’île. Prudemment, les paresseux
abandonneront le vélo à la fiction postière, préférant faire une halte papilles
au discret resto A’ Lumeredda, à Malfa, pour y déguster, sous les tonnelles,
tomates du cru, thon rouge, antipasti où triomphent les pulpi à l’ail et à la
menthe, pestos de pistache ou cucunci, ces fruits des câpriers qui poussent un
peu partout sur les Eoliennes et dont les restos vendent parfois des sachets
entiers, en saumure.
Elle se découvre ainsi, Salina :
toute en simplicité hédoniste entrecoupée, sur une route au loin, de la
pétarade d’un triporteur Piaggio livrant des cagettes de raisins. Toute en
majesté aussi, lorsque l’on se tourne vers le Stromboli, à une quarantaine de
kilomètres en face de sa côte Nord, dont l’irruption permanente est le seul
phare dans la nuit.
Elle est divisée en trois communes : Santa
Marina Salina, Malfa et Leni pour une population totale de 2.300 habitants.
Formée par six anciens volcans, elle possède les reliefs les plus élevés de
l’archipel. Le Monte Fossa delle Felci qui culmine à 961 m d’altitude et le
Monte dei Porri à 860 m, ont conservé la typique forme conique. De ces deux
volcans éteints dérive l’ancien nom grec de l’île Didyme qui signifie jumeaux.
Le nom actuel, en revanche, dérive d’un petit lac dont on extrayait le sel (une
saline).
Salina est la plus fertile et la
plus luxuriante des îles Éoliennes : on y cultive de précieux raisins à partir
desquels on produit la « Malvasia delle Lipari », un vin très doux, ainsi que
des câpres exportés dans le monde entier.
Divin, paradisiaque, céleste :
voici quelques adjectifs que l'on peut tranquillement attribuer avec orgueil au
bourgeon de câprier, produit de l'île de Salina et ingrédient omniprésent de la
cuisine traditionnelle locale. Il vous est certainement arrivé d'admirer les
magnifiques images de fleurs de câprier, où la profusion d'étamines et de
pistils colorés est une explosion de beauté en direction du ciel, mais le
secret n'est pas seulement dû à la fleur : il y a également le parfum
paradisiaque qu'elle renferme. Il n'y a que les personnes qui visitent l'île de
Salina qui pourront s'approcher d'un câprier et humer le parfum délicat et caractéristique qu'il dégage.
Dès l'antiquité la fleur du
câprier était considérée comme l'Orchidée de la Méditerranée et c'est à
Salina qu'elle a trouvé un endroit et un peuple qui ont mis en valeur ses
caractéristiques génétiques les meilleures, en développant les techniques de
culture et de conservation de ses précieux bourgeons. Depuis des siècles dans
l'île de Salina c'est avec orgueil que se transmet la tradition de cultiver,
avec des gestes antiques et des sentiments pratiquement humains, un “cultivar”
de câprier Nocellera qui par sa forme, son goût et la durée du produit diffère
notablement de toute autre variété. Les câpres de l'île de Salina sont très
différentes de celles que l'on trouve d'habitude dans le commerce : elles sont
plus rondes (contrairement aux câpres communes qui sont plus écrasées) et plus
fermes que les autres types cultivés ailleurs.
Et ce n'est donc pas
par hasard qu'à Salina les câpres ont été reconnues produit Slow Food.
C'est presque religieusement et
avec beaucoup de passion et d'attention que les producteurs de câpres
commencent la cueillette en Mai ; elle dure quatre mois et donne une série de
produits différents dérivant de la culture d'une plante qui le reste de l'année
ne produira plus que des sarments assez longs. Les câpres de l'île de Salina
sont mises en vente sous différentes formes, ce qui dépend de leur taille et de
leur niveau de développement : il y a le bourgeon qui est cueilli tout petit et
qui donnera la pointe (ferme, décorative et à l'arôme délicat) et celui
davantage développé qui donne naissance à la câpre moyenne (goût intense au
palais) pour en arriver finalement, juste avant l'éclosion, au capperone, une
grosse câpre (la meilleure pour l'explosion du goût pendant la cuisson mais qui
convient aussi très bien dans les salades caractéristiques).
Dernière digression : existe-t-il un papillon, qui
serait spécifique du câprier ?
Apparemment oui, c’est un colias, précisément Colotis fausta, dit en langage vulgaire large salmon arab : tout un poème s'agissant d'un lépidoptère du Sud naturellement !
Cela en fait des raisons de mettre les pieds dans l'eau,
près de la maison où séjournait
Pablo Neruda !
Pablo Neruda !
... tout ça en grignotant des câpres bien entendu !
... arrosées d'un verre de Malvoisie !
PS (1) : Pour ceux qui auraient envie d'approfondir :
Une conversation entre Mme Rosa
veuve Gonzalez et Pablo Neruda, l’extrait est long, il vaut son pesant de
poétique…
–" Cela fait
plusieurs mois qu’un dénommé Mario Jimenez rôde autour de mon auberge. Ce
monsieur s’est permis des insolences à l’égard de ma fille qui a à peine
dix-sept ans.
- Que lui a -t-il dit ?
La veuve cracha entre ses dents :
- Des métaphores.
Le poète avala sa salive.
- Et alors ?
- Et alors, don Pablo, avec ces métaphores, il a rendu ma
fille plus chaude qu’un radiateur.
- Mais, madame Rosa, nous sommes en hiver.
- Ma pauvre Béatriz se consume
complètement pour ce facteur. Un homme dont le seul capital est constitué des
champignons qu’il traîne entre ses doigts de pieds. Seulement, si ses pieds
sont un bouillon de culture, sa bouche, elle, elle est fraîche comme une laitue
et entortillée comme une algue.
Et le plus grave, don Pablo, c’est que les
métaphores avec lesquelles il a séduit mon enfant, il les a copiées sans
vergogne dans vos livres.
- Non !
- Si ! Il a commencé par parler
innocemment d’un sourire qui était un papillon. Mais après, il lui a dit
carrément que sa poitrine était un feu à deux flammes.
- Et cette image, il l’a employée de façon visuelle ou
tactile ? s’enquit le poète.
- Tactile, répondit la veuve. Du
coup, je lui ai interdit de sortir de la maison jusqu’à ce que ce monsieur
Jimenez ait décampé. Vous trouverez peut-être ça cruel de la séquestrer ainsi,
mais voyez vous-même ce poème que j’ai trouvé tout froissé au fond de son soutien-gorge.
- Au fond de son soutien-gorge ? Et il n’était pas roussi ?
La femme extirpa de son propre
giron une irréfutable feuille de cahier de calcul de la marque Torre et en
déclama le contenu comme un acte d’accusation, détachant à chaque fois le vocable
Nue avec une perspicacité de détective :
« Nue, tu es aussi simple que
l’une de tes mains, lisse, terrestre, petite, ronde, transparente, tu as des
lignes de lune, des chemins de pommes, nue tu es mince comme le blé nu.
Nue tu es bleue comme la nuit à
Cuba, tu as des liserons et des étoiles dans les cheveux, nue tu es jaune et
gigantesque comme l’été dans une église d’or. »
Elle froissa le texte avec dégoût, l’enfouit à nouveau dans
son tablier et conclut :
- Ce qui veut dire, monsieur Neruda, que le facteur a vu ma
fille à poil !
A cet instant, le poète regretta
amèrement d’avoir adhéré à la doctrine matérialiste de l’interprétation de
l’univers, car il ressentit un besoin pressant d’invoquer la miséricorde du
Seigneur.
- Je vous en conjure, expliqua la
femme, vous qui avez sa confiance et qui êtes son inspirateur, donnez l’ordre à
cet individu, Mario Jimenez, facteur et plagiaire, de s’abstenir à partir de
dorénavant et pour toute sa vie de voir ma fille. Et dites-lui bien que s’il
n’obéit pas, ce sera moi, qui personnellement me chargerai de lui arracher les
yeux, comme on l’a fait à cet autre facteur, cet insolent de Michel Strogoff.