Je retrouve cet article du Nouvel
Obs du 7 avril 2014…
je cite :
"Combien de fois l’an passé n’avons-nous pas entendu des appels à
la restauration de l’école de Jules Ferry", lance l’historienne Mona
Ozouf, dans le grand amphi de la Sorbonne, ce 29 mars 2014 lors d’une
conférence sur le thème "L’année
2013 vue par l’Histoire", en clôture d’un colloque de France Culture.
Mona Ozouf est une des grandes spécialistes en France de Jules Ferry, sinon LA spécialiste. Elle a publié une somme
sur lui en 2005 dans la collection "Les
grands hommes d’Etat", et elle publie ce 10 avril 2014 chez Gallimard "Jules Ferry, la liberté et la
tradition".
L’historienne ironise sur ceux
qui convoquent à tout bout de champ Jules Ferry dès qu’on parle des problèmes
de l’école, voire de "refonder"
l’école. Vincent Peillon n’est pas directement cité, lui qui ne se réfère à
Ferry qu'à propos de son concept de
"morale laïque". Tiens ? On n’en parle plus, mais plus du
tout ! ! Dommage ?
En revanche, en
réponse à un article de l’académicien Marc Fumaroli publié le 6 mars dernier
chez notre confrère "Le Point" et titré "Un nouveau Jules Ferry ne serait pas de trop", Mona
Ozouf stigmatise une "connaissance incertaine de
l’histoire" doublée d’une "illusion".
Et ironise sur le fait que Jules
Ferry, idole traditionnelle de la gauche (François Hollande a déclaré placer
son quinquennat sous sa bannière) est maintenant constamment invoqué par la
droite qui réclame un retour "aux
valeurs oubliées de l’école républicaine".
Pour Mona Ozouf, ce rêve est une
illusion, et "le discours de
restauration [de cette école] qui a été tenu durant tout l’année 2013 est une
chimère ! [...] C’est une invocation thérapeutique aujourd’hui profondément
anachronique, pour toute une série de raisons dont l’inventaire serait
interminable." Elle égrène quelques-unes des raisons qui, selon elle,
nous distancient irrémédiablement du modèle Ferry.
Primo, il avait légiféré pour une
France en grande majorité rurale qui a quasiment disparu aujourd’hui. Ensuite,
il était dans une société dont toutes les composantes – famille, école, église
– soutenaient conjointement des normes autoritaires. Aujourd’hui, tous ces
groupes ont perdu leur autorité et ne s’entraident plus mutuellement. "Quand les parents de ma mère
conduisaient leurs enfants à l’école, ils recommandaient au maître de ne pas
hésiter à corriger les marmots. Aujourd’hui, nous savons que les normes
scolaires ne sont soutenues ni par les familles, ni par la société, mais sont
au contraire l’objet permanent du soupçon et de la contestation". Par
ailleurs, Jules Ferry avait conçu son école en songeant au bien commun, avec un
souci du collectif qui est très éloigné des "consommateurs
d’école" d’aujourd’hui, qui en attendent tous un bénéfice personnel et
particulier.
Mais, surtout, l’école de Ferry était "la principale, sinon l’unique
institutrice de la nation". Aujourd’hui, elle ne peut plus prétendre à
cette situation dominante : le savoir vient aux jeunes par bien d’autres
canaux. La révolution numérique met à disposition tous les savoirs
immédiatement et sans contrainte, "même
pas l’obligation de retenir". Voilà qui "déboulonne la figure du maître et du professeur. Et cela conduit
même à se demander si entre ce type d’acquisition des savoirs et celui de
l’école républicaine, qui véhiculait des valeurs d’effort et de patience, il
n’y a pas une incompatibilité radicale "
L'historienne en tire notamment
cette leçon : "Tout cela montre à quel point il est léger d’attribuer
tous les maux de l’école actuelle à des volontés délibérées, à des intentions
malfaisantes de pédagogues qui se seraient acharnés à bouter Phèdre, le Cid et
la Princesse de Clèves hors de l’enseignement. Tout comme il est maladroit de
les attribuer à des méthodes inadaptées. Je ne dis pas que cela n’a pas compté,
mais on se rend bien compte que le bouleversement est infiniment plus
vaste." Mais elle recommande que "dans
le torrent d’images, de rumeurs et d’informations qui se déverse sur les
jeunes, des « passeurs » soient chargés de les orienter. Mais cette
tâche est inédite et nécessite un effort considérable d’invention pour lequel
ni les recettes du passé, ni l’invocation de l’âge d’or de l’école républicaine
ne suffiront."
"En revanche, l’esprit dans lequel cette école s’est bâtie peut
encore nous inspirer ", poursuit Mona Ozouf. Et de décrire un Jules
Ferry qui était "un homme ardent
mais toujours soucieux de rendre ses réformes écoutables, acceptables, et prêt
à transiger sur l’accessoire pourvu que l’essentiel soit préservé. Contre cet
homme de transaction, la gauche radicale et la droite mêlaient sans scrupules
leurs voix pourtant antagonistes, et ceci lui inspirait des réflexions sur la
difficulté des Français à accepter des réformes partielles, réflexions qui sont
toujours d’actualité".
On ignore si elle pensait à des
événements récents, ou à des acteurs politiques précis, en disant cela, mais
n'oublions pas que le thème de la conférence était "2013 vu par les historiens"... Pour Mona Ozouf, la pente
de l’esprit national français est de voir dans la prudence une timidité, dans
le compromis une compromission, et dans la transaction une trahison : "Les hommes de négociation doivent donc
obligatoirement rencontrer l’animosité voir la haine de leurs concitoyens
."
Mona Ozouf rappelle enfin ce fait
aujourd’hui largement méconnu, à savoir que, de son temps, Ferry fut détesté au
point d’avoir été molesté dans la rue et victime d’une tentative d’assassinat. "Ce fut un des hommes les plus haïs de
notre vie politique, d’une haine à coté de laquelle nos "bashings"
d’aujourd’hui font piètre figure".
On l’accusait d’avoir affamé les
Parisiens lors du siège de Paris en 1870, d’avoir chassé Dieu des écoles, et on
soupçonnait son école, dans les années 1880, d’être le moyen mis en oeuvre par
la bourgeoisie pour renforcer la domination des nantis. Du Bourdieu avant
l’heure. On parlait même de "dressage
des individus" et de "génocide
culturel" en raison de la vision nationale qui était la sienne avec
l’impact des mêmes programmes pour tous, renforcé par l’uniformité de bâtiments
scolaires ressemblant à des casernes. Enfin, il se heurta de front à
Clémenceau, qui lui reprochait avec véhémence la nature idéologique de son
engagement dans l’aventure coloniale.
Pour Mona Ozouf, invoquer si
souvent un homme qui fut aussi contesté constitue un paradoxe reposant sur une
méconnaissance de l’histoire. En revanche, elle voit une constante dans la
force des passions que soulève l’école dans notre pays : "On attribue à l’école les défaites de 1870, de 1940, et la
déprime actuelle des Français".
Cet interview date d’un an.
Depuis, est passé le 11 janvier 2015, dont parle Mona Ozouf à Anne
Sinclair ce samedi 24 janvier sur Europe 1
Elle avoue la nostalgie de l’Ecole disparue de Jules Ferry, celle de mon père
dans une France engourdie … qui parait s’être réveillée le 11 janvier
relevant ainsi les craintes des déclinistes
d’un lien social, moins dégradé que l’on pouvait craindre.
Comment retrouver le lieu de fêtes révolutionnaires
Où se forgerait la conscience et la cohésion nationales ?