jeudi 19 novembre 2020

L'argent, de Charles Péguy


Evidemment, écouter Luchini dénicher des textes oubliés frappe l’opinion, Luchini dans son combat pour l’intelligence de la littérature, (jugée accessoire par les Princes qui décident à Paris), est essentiel ! (PS1)

https://www.youtube.com/watch?v=rtFf3Brh2zc&ab_channel=SebGrv

1913 : Charles Péguy écrit l’argent

Evidemment, l’argent en cette période de confinement est autorisé à sortir, à s’échanger, à se promener

Il est essentiel pour acheter l’essentiel

et indispensable pour le superflu !

Je consulte les cours de la Bourse : voyez Air-France, les gens normaux ne prennent plus l’avion puisqu’ils sont confinés. L’Etat dans sa bonté arrose Air-France d’argent emprunté à des taux tellement bas, quasi zéro, que nos annuités-annuelles restent des broutilles, on dit 36 milliards, les mêmes alors que la dette a doublé (vive la dette !). Eh bien, l’action d’Air France qui avait baissé faute d'avions dans le ciel remonte, les petits malins (disposant d’argent) rachètent et font monter les cours car demain, après la vaccination générale (obligatoire hurle la majorité) ils seront propriétaires d’Air-France !

ça nous passe par-dessus la tête :

nous, on marche à pied une heure par jour, pas besoin d’avion !

en 2 minutes vous entendez parler du livre de Péguy :

l'argent

 https://www.franceculture.fr/emissions/deux-minutes-papillon/largent-de-charles-peguy

la liberté est la vertu du pauvre ! 

Nous sommes en 1913 : Je cite, comme je vais citer tout au long de cet article :  "Alors que la jacquerie gronde dans les campagnes, qu’au nom du profit les financiers délocalisent le travail, que le dumping social est devenu la règle même entre pays européens, Charles Péguy publie « L’’argent ». Un texte d’une brûlante actualité qui explique l’intérêt de Luchini. Aucun édito, aucun commentaire de la situation actuelle ne saurait le remplacer.

tout est dit.

J’ai râlé un peu plus haut, et je rage d’autant plus que beaucoup de corps constitués passent cette période confinée du covid sans grave problème d’argent. Mais une catégorie me semble honteusement omise, elle n’est pas même oubliée : nos étudiants et étudiantes : les familles aisées paient leurs études en Suisse ou les pays Anglo-Saxons et seront les leaders de la mondialisation demain. Les étudiants des Grandes Ecoles s’en tireront, jouant sur la logique des Corps pour trouver un emploi dans la sphère des cadres. Je plains les étudiants et étudiantes en Faculté : elles sont pratiquement fermées, ils ont loué leur chambre cher, se sont expatriés, et à part les APL, n’ont rien pour boucler leur mois. Je plains ceux qui ont emprunté, car ils devront rembourser ce fichu prêt. Et, plus tard, ce sont nos étudiants qui devront rembourser nos dettes, et on ne fait rien pour les aider !

ils sont essentiels car demain

ce sont nos successeurs ! ! 


Nous sommes en 1913 : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Et pour être juste, il faut même dire : Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Et pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l’histoire du monde ...

... largent est seul en face de lesprit. »

 « Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans ce temps-là un chantier était un lieu de la terre où des hommes étaient heureux. Aujourd’hui un chantier est un lieu de la terre où des hommes récriminent, s’en veulent, se battent ; se tuent. 

"De mon temps tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j’étais déjà indigne d’être de ce temps-là.) Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd’hui on renâcle. Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d’une bassesse dont on n’a pas idée. Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait.

"Il n’y avait pas cet étranglement économique d’aujourd’hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n’y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort. 

"On ne saura jamais jusqu’où allait la décence et la justesse d’âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrouvera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler. Ces gens-là eussent rougi de notre meilleur ton d’aujourd’hui, qui est le ton bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois. 

"Nous croira-t-on, et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu’à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu’à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l’idée qu’ils partaient travailler. A onze heures ils chantaient en allant à la soupe. En somme c’est toujours du Hugo ; et c’est toujours à Hugo qu’il en faut revenir : Ils allaient, ils chantaient. Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout. C’est par exemple pour cela que je dis qu’un libre penseur de ce temps-là était plus chrétien qu’un dévot de nos jours. Parce qu’un dévot de nos jours est forcément un bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois. 

"Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au Moyen Age régissait la main et le coeur. C’était le même conservé intact en dessous. Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même coeur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.  

 "Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre, et peut-être du seul peuple laborieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l’honneur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, comment a-t-on pu en faire ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup. Ce sera dans l’histoire une des plus grandes victoires, et sans doute la seule, de la démagogie bourgeoise intellectuelle. Mais il faut avouer qu’elle compte. Cette victoire.

"Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. Voilà les deux qu’il faut compter. Un artisan de mon temps était un artisan de n’importe quel temps chrétien. Et sans doute peut-être de n’importe quel temps antique. Un artisan d’aujourd’hui n’est plus un artisan. 

"Dans ce bel honneur de métier convergeaient tous les plus beaux, tous les plus nobles sentiments. Une dignité. Une fierté. Ne jamais rien demander à personne, disaient-ils. Voilà dans quelles idées nous avons été élevés. Car demander du travail, ce n’était pas demander. C’était le plus normalement du monde, le plus naturellement réclamer, pas même réclamer. C’était se mettre à sa place dans un atelier. C’était, dans une cité laborieuse, se mettre tranquillement à la place de travail qui vous attendait. Un ouvrier de ce temps-là ne savait pas ce que c’est que quémander. C’est la bourgeoisie qui quémande. C’est la bourgeoisie qui, les faisant bourgeois, leur a appris à quémander. Aujourd’hui dans cette insolence même et dans cette brutalité, dans cette sorte d’incohérence qu’ils apportent à leurs revendications il est très facile de sentir cette honte sourde, d’être forcés de demander, d’avoir été amenés, par l’événement de l’histoire économique, à quémander. Ah oui ils demandent quelque chose à quelqu’un, à présent. Ils demandent même tout à tout le monde. Exiger, c’est encore demander. C’est encore servir. 

"Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales. 



"Et encore c’est moi qui en cherche si long, moi dégénéré. Pour eux, chez eux il n’y avait pas l’ombre d’une réflexion. Le travail était là. On travaillait bien. 

"Il ne s’agissait pas d’être vu ou pas vu. C’était l’être même du travail qui devait être bien fait. Et un sentiment incroyablement profond de ce que nous nommons aujourd’hui l’honneur du sport, mais en ce temps-là répandu partout. Non seulement l’idée de faire rendre le mieux, mais l’idée, dans le mieux, dans le bien, de faire rendre le plus. Non seulement à qui ferait le mieux, mais à qui en ferait le plus, c’était un beau sport continuel, qui était de toutes les heures, dont la vie même était pénétrée. Tissée. Un dégoût sans fond pour l’ouvrage mal fait. Un mépris plus que de grand seigneur pour celui qui eût mal travaillé. Mais l’idée ne leur en venait même pas. 

"Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect du foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l’être même du respect. Une cérémonie pour ainsi dire constante. D’ailleurs le foyer se confondait encore très souvent avec l’atelier et l’honneur du foyer et l’honneur de l’atelier était le même honneur. C’était l’honneur du même lieu. C’était l’honneur du même feu. Qu’est-ce que tout cela est devenu. Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table. 

"Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire. Tant leur travail était une prière. Et l’atelier un oratoire. 

"Tout était le long événement d’un beau rite. Ils eussent été bien surpris, ces ouvriers, et quel eût été, non pas même leur dégoût, leur incrédulité, comme ils auraient cru que l’on blaguait, si on leur avait dit que quelques années plus tard, dans les chantiers, les ouvriers, les compagnons, se proposeraient officiellement den faire le moins possible ; et qu’ils considéreraient ça comme une grande victoire. Une telle idée pour eux, en supposant qu’ils la pussent concevoir, c’eût été porter une atteinte directe à eux-mêmes, à leur être, ç’aurait été douter de leur capacité, puisque ç’aurait été supposer qu’ils ne rendraient pas tant qu’ils pouvaient. C’est comme de supposer d’un soldat qu’il ne sera pas victorieux. 

"Eux aussi ils vivaient dans une victoire perpétuelle, mais quelle autre victoire. Quelle même et quelle autre. Une victoire de toutes les heures du jour dans tous les jours de la vie. Un honneur égal à n’importe quel honneur militaire. Les sentiments mêmes de la garde impériale. 

"Et par suite ou ensemble tous les beaux sentiments adjoints ou connexes, tous les beaux sentiments dérivés et filiaux. Un respect des vieillards ; des parents, de la parenté. Un admirable respect des enfants. Naturellement un respect de la femme. (Et il faut bien le dire, puisque aujourd’hui c’est cela qui manque tant, un respect de la femme par la femme elle-même.) Un respect de la famille, un respect du foyer. Et surtout un goût propre et un respect du respect même. Un respect de l’outil, et de la main, ce suprême outil. Je perds ma main à travailler, disaient les vieux. Et c’était la fin des fins. L’idée qu’on aurait pu abîmer ses outils exprès ne leur eût pas même semblé le dernier des sacrilèges. Elle ne leur eût pas même semblé la pire des folies. Elle ne leur eût pas même semblé monstrueuse. Elle leur eût semblé la supposition la plus extravagante. C’eût été comme si on leur eût parlé de se couper la main. L’outil n’était qu’une main plus longue, ou plus dure, (des ongles dacier), ou plus particulièrement affectée. Une main qu’on s’était faite exprès pour ceci ou pour cela. Un ouvrier abîmer un outil, pour eux, c’eût été, dans cette guerre, le conscrit qui se coupe le pouce. 

"On ne gagnait rien, on vivait de rien, on était heureux. Il ne s’agit pas là-dessus de se livrer à des arithmétiques de sociologue. C’est un fait, un des rares faits que nous connaissions, que nous ayons pu embrasser, un des rares faits dont nous puissions témoigner, un des rares faits qui soit incontestable. 

"Notez qu’aujourdhui, au fond, ça ne les amuse pas de ne rien faire sur les chantiers. Ils aimeraient mieux travailler. Ils ne sont pas en vain de cette race laborieuse. Ils entendent cet appel de la race. La main qui démange, qui a envie de travailler. Le bras qui s’embête, de ne rien faire. Le sang qui court dans les veines. La tête qui travaille et qui par une sorte de convoitise, anticipée, par une sorte de préemption, par une véritable anticipation s’empare d’avance de l’ouvrage fait. Comme leurs pères ils entendent ce sourd appel du travail qui veut être fait. Et au fond ils se dégoûtent d’eux-mêmes, d’abîmer les outils. Mais voilà, des messieurs très bien, des savants, des bourgeois leur ont expliqué que c’était ça le socialisme, et que c’était ça la révolution. »

je relis ces vieilles lignes

dans les années cinquante, notre père "Maitre d'Ecole" écrivait au tableau de la classe du primaire

(et forcément la classe rigolait)

"travaillons, il n'y a que cela qui amuse"


 PS 1 :  histoire de la librairie de la rue Victor Hugo

La rue Victor Hugo est une rue étroite, une seule voie, pas encore piétonne mais on ne peut s’y garer. La librairie de la rue Victor Hugo a depuis longtemps fermé, les vitrines remplacées au début par des photos de livres. Avec le temps, les photos ont passé, la libraire vide se voit par ses vitrines fanées, où les livres ont vieilli.... en photos vieillies !

Quand dans la Ville-nouvelle-5GOPôle-Leclerc a ouvert son store géant, entouré d’un parking géant, pris sur les terres agricoles antiques, il a cherché non seulement à vendre la nourriture essentielle, mais tout ce qui pouvait intéresser les consommateurs… livres compris. Il a créé une librairie, en pratique, il a salarié le libraire de la rue Victor Hugo, avec un CDI, faisant ainsi une bonne action.

Quand le Premier des Ministres qui veut, selon l’habitude de la bureaucratie parisienne, s’occuper de tout de la même façon dans la terre de France : Paris qui compte la majorité des librairies, comme Gibert Jeune que j'ai tellement fréquentée... et nous qui avons vu la nôtre fermer, il impose à Leclerc d’emballer son coin librairie sous des flots de plastique, pour empêcher Leclerc de concurrencer la librairie de la rue Victor Hugo fermée depuis longtemps... Il met ainsi l’ancien libraire-devenu-salarié au chômage. Vous me direz qu’il le rémunère en payant son salaire tout en lui interdisant de travailler.

Ubu n’est pas mort, je l’ai reconnu

je râle mais on nous promet l'ouverture (dérogatoire) des librairies 

pour Noël !

(sauf si c'est pour le vendredi noir... pourquoi noir ?)


PS 2 : c'était en 2015, les photos ont eu le temps de vieillir :

http://babone5go2.blogspot.com/2015/09/requiescant-in-pace.html