Pierre Bonnard (1867-1947), Nu sombre, 1941-1946, huile sur toile, 69 x 63 cm.
Une adolescente brune et potelée
est assise dans l’herbe. Studieuse, concentrée, elle est penchée sur un devoir
de chimie. À quelques mètres, un vieillard maigre, visage creusé, abondante
barbe blanche, la regarde attentivement et croque son profil sur la page d’un
grand carnet à dessins. Voilà une image, une parmi tant d’autres… L’homme âgé
est le sculpteur et peintre Aristide Maillol (1861-1944), la jeune fille qui
pose, Dina Aïbinder (1919-2009), qui deviendra Dina Vierny.
Elle est née à Kichineff aujourd’hui
Chisinau en Moldavie, dans une famille juive. Jacques, le père, est pianiste,
une tante est cantatrice, tandis que des oncles aisés seront ruinés par la
révolution bolchevique. En 1925, Jacques s’exile, passe par Varsovie et Berlin
puis s’arrête à Paris, où il fait venir les siens. Dina a six ans. La famille
loge dans un appartement rue Monge. L’enfant, qui a vite assimilé le français,
est une écolière brillante. Dans la société cosmopolite que réunit
régulièrement Jacques Aïbinder, outre ses amis de l’émigration russe et
quelques écrivains français comme Saint-Exupéry, se trouvent des musiciens, des
artistes, des architectes.
Jean-Claude Dondel, l’un de ceux
qui ont construit le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, annonce un jour
à Maillol avoir rencontré une jeune personne ressemblant à ses sculptures.
Aristide écrit à Dina : «Mademoiselle, on
me dit que vous ressemblez à un Maillol et à un Renoir. Je me contenterai d’un
Renoir.» Dondel conseille à la jeune fille d’aller à Marly, où, chaque dimanche,
le sculpteur reçoit. «Vous irez vers
celui qui vous paraîtra le plus âgé.» Elle a quinze ans, elle est timide.
Elle avise un homme avec une grande barbe blanche, mais il s’agit de Kees Van
Dongen. Rires sympathiques dans une assemblée composée d’André Gide, Paul
Valéry, Le Corbusier ou Henri Matisse. Elle accepte de venir poser, pour de
simples portraits tout d’abord, les jeudis et les dimanches, car elle est
encore lycéenne.
mais comment prenait-elle des poses pareilles ?
Pendant ses années universitaires, Dina a rencontré Pierre Jamet. Ce personnage, de neuf ans son aîné, l’entraîne dans toutes sortes d’aventures. Il est photographe et chanteur, fonde des chorales, dirige la colonie de vacances de Belle-Ile-en-Mer, où il photographie les frères Mouloudji, Henri Crolla et Daniel Filipacchi. C’est aussi un grand adepte de la vie en plein air. Ensemble, ils font des haltes dans les camps naturistes, où elle pose pour lui. Elle participe aussi aux chorales du Front populaire. Elle a une belle voix. «C’est de famille», dit-elle, évoquant sa tante cantatrice et ses parents fins musiciens. Bien des années plus tard, la soixantaine passée, elle enregistrera les Chants du goulag, une série de complaintes récoltées auprès de dissidents, lors de voyages en Russie. Elle tourne aussi dans un film de Jean Benoît-Lévy, Altitude 3200 (1938), avec Jean-Louis Barrault, Odette Joyeux, Bernard Blier. On lui propose des rôles, mais le cinéma ne l’intéresse pas : trop d’attente, trop de temps morts. Dina est une active, une déterminée, n’a pas une minute à perdre. Elle prend part aux activités du groupe Octobre, joue et chante pour Jacques Prévert. En ces années révolutionnaires, la jeune femme, farouchement anti stalinienne, fréquente les groupes trotskistes.Son mariage en 1938 avec Sacha Vierny, le futur chef opérateur d’Alain Resnais, de Luis Buñuel ou de Peter Greenaway, la transforme en Dina Vierny. Elle perd son patronyme pour un nom russe plus facile à porter en ces années où l’antisémitisme sévit.
En 1940, Dina rejoint Aristide
Maillol et sa femme, Clotilde, à Banyuls. Le sculpteur partage sa vie entre sa
maison en ville et son mas à cinq kilomètres de là. Pendant les séances de
pose, elle potasse sa chimie. Au cours des années précédentes, elle a déjà
inspiré plusieurs compositions de l’artiste : La Baigneuse drapée, La Montagne,
La Rivière, L’Air. Cette fois, elle est l’Harmonie, une sculpture sur laquelle
Maillol s’acharne et qui demeurera inachevée. De Banyuls, la jeune fille se
rend à Montpellier, où s’est repliée l’université de Paris, à Marseille aussi,
où elle retrouve plusieurs de ses compagnons de l’opposition trotskiste et un
groupe d’écrivains, dont fait partie André Breton. Contactée par des amis de
son père, Dina fait passer la frontière espagnole tout proche à des militants
antifascistes. Elle avoue son activité clandestine à l’artiste, qui, aussitôt,
lui indique un sentier de contrebandiers : ce sera «le chemin de Maillol». Mais
elle est arrêtée par la police française. Le sculpteur engage un avocat qui
parvient à la faire libérer et, par prudence, l’envoie chez Henri Matisse, à
Nice. Elle pose un mois chez ce dernier, puis un autre chez Pierre Bonnard, au
Cannet. Dina n’en continue pas moins de s’agiter. Elle visite Antonin Artaud,
interné à Rodez. Elle se rend à Lyon, où elle a des contacts avec la
Résistance. Elle «monte» parfois à Paris pour déjeuner avec Picasso. Et c’est à
Montparnasse que, un jour de 1943, elle est prise dans une rafle et envoyée à
la prison de Fresnes. Elle y reste six mois avant d’être libérée, une fois
encore, grâce à l’intervention de Maillol. Retour à Banyuls, mais pas pour
longtemps. En août 1944, c’est la libération de Paris. Dina fonce vers
l’insurrection, participe aux barricades. Au même moment, Maillol est victime
d’un banal accident de la route. Il meurt le 27 septembre 1944 sans nouvelles
de sa protégée, dont il a fait sa légataire universelle.
En 1946, Dina Vierny cherche un dépôt pour ses collections. Elle entre chez un bougnat de la rue Jacob, à Paris, pour téléphoner. Le patron entend qu’elle recherche un local et lui propose le bail de sa boutique. C’est cher. Elle en parle à Matisse, qui lui rétorque : «Vous allez vendre le plus beau dessin du patron, ça va couvrir cette somme et vous allez ouvrir votre galerie !» Le patron, c’est Maillol. Voilà donc Dina embarquée dans une nouvelle vie. La galerie est inaugurée en 1947, avec des bronzes, des peintures et des dessins de Maillol. Puis il y aura Rodin, Laurens, Picasso, Kandinsky, Dufy, Doucet… Elle va souvent chanter dans les cabarets avec ses amis tziganes et découvre leur guitariste, Serge Poliakoff. Il y aura encore les naïfs, que Dina préfère nommer les «primitifs modernes» et dont elle amasse des dizaines de tableaux : André Bauchant, Camille Bombois, Séraphine de Senlis… Plus tard, elle se rend dans sa Russie natale, où elle découvre Erik Boulatov (voir Gazette 2018 n° 43, page 288), Vladimir Yankilevsky, Ilya Kabakov, Oscar Rabine. Au prix de mille ruses et de complicités, elle parvient à faire sortir leurs œuvres, les expose à Paris et leur donne, en quelques années, une notoriété internationale. Dina, marchande d’art, achète et revend.
Elle devient riche, mais a du mal
à se séparer des œuvres qu’elle aime. Depuis son enfance, elle est une
collectionneuse forcenée. Elle a commencé, très jeune, à ramasser des cailloux
de couleur, des fragments de porcelaine dont elle a fait des mosaïques. Elle
s’entoure de toutes sortes d’objets hétéroclites. «L’objet étrange,
dira-t-elle, qui sort de l’ordinaire, qui ne sert absolument à rien, c’est pour
moi !» Elle réunira une collection de samovars. Il y aura aussi des meubles de
Haute Époque, des automates, des poupées, des objets de tribus indiennes
rencontrées au Venezuela, des correspondances…
Au début des années 1960, Dina
Vierny veut remplacer L’Hommage à Cézanne, sculpture en pierre de Maillol qui
s’érodait dans le jardin des Tuileries, par un moulage en bronze. André Malraux
lui propose d’ajouter d’autres œuvres de l’artiste dans cet espace royal.
Dix-huit bronzes seront installés selon les idées de leur auteur : pas de socle
élevé, pour que le regard «pénètre dans la sculpture, pénètre dans le ventre».
«Une sculpture a besoin de perspective, elle a besoin d’air. Elle a besoin
qu’on voie ses extrémités. Il y a aussi les profils. Il faut respecter tout
cela. C’est un art très particulier que Maillol connaissait très bien et qu’il
m’a transmis», aimait à dire Dina Vierny. Elle avait depuis longtemps l’idée de
préserver ses collections et les œuvres de son mentor en créant une fondation.
Peu à peu, elle a racheté les appartements des deux immeubles XVIIIe situés
derrière la fontaine de Bouchardon, rue de Grenelle, avant de leur donner
l’envergure d’un musée. Elle y place les œuvres de son ami sculptures et peintures et, à leurs côtés, celles des artistes
qu’elle a défendus. En 1995 a lieu l’inauguration de sa fondation. Depuis, les
expositions se sont succédé, dédiées à Maillol, Matisse, Picasso, Bonnard,
Toulouse-Lautrec, Klimt, Basquiat, Bacon, Poliakoff, Magritte, Pascin, Ben,
Foujita, Giacometti… Dina, qui aura été témoin de l’éclosion et des premiers
succès de son musée, meurt en janvier 2009, à près de 90 ans. «J’ai eu de la
chance, a-t-elle déclaré. J’ai eu la chance de rencontrer Aristide Maillol et
de participer à son travail. J’ai eu la chance de rencontrer des êtres
d’exception comme André Breton ou Victor Serge, ou Henri Matisse ou Pierre
Bonnard, et, grâce à eux, d’avoir compris bien des choses. Tant en art qu’en
politique. D’avoir compris bien avant les autres. Et tout cela, ce fut une
succession d’heureux hasards.»
comment a fait Maillol pour avoir deux modèles supplémentaires, et sculpter ces trois grâces ? |
je tente de vous alimenter en lecture
pour passer un Pâques heureux
il y a ceux qui sont confinés, mais
il y a pire : ceux qui bossent les nuits
et dorment le jour pour récupérer !
il y a ceux qui sont confinés, mais
il y a pire : ceux qui bossent les nuits
et dorment le jour pour récupérer !
à demain !
avec Julie-Victoire Daubié
avec Julie-Victoire Daubié