jeudi 12 août 2021

La nouvelle vie de la Casa Navas (1)


Je suis de plus en plus conscient (avec le temps) que les séniors avec leur fameuse mémoire sont un embarras pour la société des jeunes, dans la mesure où ils ont pu être les témoins d'une histoire passée qui recommence : ils savent d'expérience à quoi les évènements d'autrefois ont conduit, ce qui risque de recommencer évidemment : l'histoire se répète, parce que la mémoire fuit. 



Nous avons découvert la Casa Navas il y a au moins vingt-cinq ans : c'était déjà l'une des merveilles de l'Art Nouveau catalan, de l'Art nouveau tout court. Des drapiers, ils étaient commerçants, je n'ai que de l'admiration pour eux, les Navas, avaient décidé d'installer un ensemble magasin de drap plus logement au centre ville de Réus, lieu de naissance de Gaudi, en créant des arcades ombragées, tout ce qu'il fallait pour attirer le chaland. Extraordinaire, l'argent ne comptait pas à l'époque, les artisans d'exception étaient légion, les futurs propriétaires avaient donné un chèque en blanc à l'architecte di Montaner. Et celui-ci, fait extraordinaire, leur avait conçu un ensemble artistique total, totalement aménagé et décoré, des sols aux poignées de portes, rempli de vitraux, comment pouvait-on vivre là-dedans sans aucun objet personnel ? Les Navas avaient fait une confiance aveugle à l'architecte, et n'avaient eu aucun besoin même minuscule d'apporter leur patte à la décoration à laquelle ils s'étaient adaptés sans rechigner : pire qu'un Préfet nommé dans une Préfecture, où le sucrier est déjà plein à sa nomination, mais dont l'épouse déballe toutes les photos de sa vie passée pour les présenter sur le piano et les dessus de cheminée, de manière à personnaliser a minima leur nouveau lieu de vie.


la transformation réussie de la façade, même si le clocheton manque encore



les bustes reposés, la maison revit, elle est l'emblême de Reus... mieux... de la Catalunya modernista

remarquable : l'appropriation par le peuple catalan de ce patrimoine pourtant privé

Et puis les Navas meurent... les descendants se dispersent... le bâtiment reçoit les bombes de la guerre civile... que faire pour conserver ce patrimoine en souffance ? Tous les propriétaires de châteaux vous le diront : cela coûte extrêmement cher, et il faut trouver des rentrées d'argent : la solution est d'ouvrir le château aux touristes, et de devenir musée-hôtel-lieu de réception : le châtelain doit se fait hôtelier voire gardien de musée !

Mais il a une compensation : il se lie d'amitié avec tout un réseau de professions d'accueil, et peut s'il réussit mener grand train avec les grands de ce monde !

les grands de ce monde sont grands en vivant dans un univers spécial conçu pour eux

c'est ce que nous démontre à chaque émission

 Stéphane Bern dans Secrets d'Histoire

Nous découvrons la Casa Navas en 1995, par des livres, où figurent des vitraux. Nous n'aurons de cesse de réinventer un carton, et de réaliser une porte d'entrée monumentale à Toulouse, avec l'aide d'une maitresse-verrière au nom prédestiné : Mary Lumière ! Nous sommes comme cela, des créatifs, notre vocation était d'être architectes au moins d'intérieur, nous avons raté notre vocation professionnelle, mais l'avons exercée à titre privé !



Quand nous faisons les premières visites il y a vingt cinq ans, les propriétaires de l'époque sont "coincés" je devrais dire "contraints" : ils veulent conserver leur propriété, en ayant refusé la vente à la ville de Reus. Mais l'absence d'argent les rend sévères, frustrés... presque ... hargneux, toute visite extérieure étant pour eux une douleur : ils imposent les heures de rendez-vous, bousculent les visiteurs priés de ne rien abimer, interdisent notamment toute photo : on le comprend : ils veulent en garder l'exclusivité, donc la qualité, et les utilisent pour éditer des livres, qui participeront aux rentrées financières indispensables.



Et puis peu à peu (grâce aux cours universitaires contemporains : comment faire du marketing ? comment attirer les touristes ? comment user de la publicité ? ) ils découvrent comment attirer l'argent, argent qui leur permettra de remettre à neuf la Casa abimée par les bombardements et le temps qui passe. D'autant qu'un jour, le magasin de tissu resté ouvert doit fermer ! Même plus de rentrée régulière de loyer ! Il faut se résoudre à inventer un nouveau mode de fonctionnement !

normal de chausser des sur-bottes, tout est précieux ici

l'ancien magasin transformé en salle de conférences

la terrasse en plein air : conférence et masque facultatif !

Ecoutez les interviews des touristes sur le trottoir des stations balnéaires : ils ont trimé dans les mégapoles toute l'année, ils ont été confinés par le covid dans leur petit appartement à dix mille euros le mètre carré !  La majorité ne dispose pas des logements spacieux avec jardin, piscine, et vue sur la Méditerranée ou le lac d'Annecy que se réservent les plus riches : -"ils veulent profiter". Ce mot me fascine car tout le monde l'emploie : il y a d'abord dedans ce qu'on nomme "l'effet d'aubaine". Comme on produit de moins en moins de biens car pour cela il faudrait être productif et travailler davantage, gagner de l'argent suppose "valoriser" (on dit "optimiser")  toutes les failles de notre bureaucratie-du-transfert-d'argent qui caractérise notre système français. On va pour résister au covid inventer un "fonds de solidarité", financé à crédit, et puisqu'il existe, autant en profiter : c'est l'effet d'aubaine !  Tiens, j'ai utilisé le mot ! Les gens ne veulent plus travailler ? Ils ont un pouvoir d'achat même si souvent il est fait d'un crédit ? Qu'à cela ne tienne, on va inventer pour eux des croisières : coincés dans un luxueux paquebot, mais consommant des cocktails all inclusive, on va les promener chaque nuit pour visiter le port de Venise, en plein grand canal, que voilà un tour de Méditerranée profitable, pour se déplacer sans bouger du bateau. Et une fois à terre, on va maximiser les visites éclair : patrimoine + bouffe au restaurant + circuit touristique pour acheter des souvenirs, en Afrique du Nord des loukoums et des tapis ! 

On va profiter de tout ce qui est possible : du coût du travail réduit dans les pays d'Asie. Des impôts plus faibles dans les paradis fiscaux. De la  nécessité pour beaucoup dont les jeunes d'avoir un revenu minimal pour leur imposer des conditions rigoureuses de travail, notamment dans l'hôtellerie et le tourisme, la sécurité...l'abattage des volailles en Bretagne, l'histoire dévoilée aujourd'hui !

tout profit mérite d'être optimisé

Comment dans ces conditions rendre la Casa Navas attractive, pleine de monde, tout visiteur supposé donner son écot en liquide ou carte bleue, petites et grandes sommes, cela tous les jours de l'année ?


si vous voulez que les gens viennent, il faut créer des évènements ; leur vendre des bibelots ; leur donner du spectacle à photographier ; autoriser la photographie ; les faire boire, les faire manger
il faut les faire profiter


Le patrimoine exceptionnel servira de cadre. On  consomme mieux dans une ambiance de beauté ! Non, on ne va pas créer une école du vitrail dedans, ni revendre des draps : non ! on va vendre ce qu'on appelle désormais des produits dérivés : des livres, des bibelots...des puzzles ; du vin du coin, que l'on va faire déguster : prétexte à des soirées mondaines. Tant qu'à boire il faut manger : on organisera des soirées dinatoires... et tant qu'à faire, il faut le faire en musique, concerts obligés. Concerts égale artistes connus égale public aisé, égale attrait si la foule se bat pour avoir la chance d'avoir une place ! Pour rester sérieux il faut absolument que les scolaires fréquentent les lieux. Quelques oeuvres de charité sont indispensables pour partager toutes ces beautés, car le but n'est-ce-pas est de magnifier le talent des Navas et du génie de Montaner, si près du lieu de naissance de Gaudi : tout le monde doit oublier IKEA et la déco contemporaine de Stéphane Plazza, en adhérant à l'Art nouveau... inventé en 1900 !






Et voilà que l'argent afflue : la famille et les salariés peuvent vivre décemment de leur travail. Ils le valent bien. Et ils reconstruisent la façade, avant d'attaquer le minaret du coin dont seuls les maniaques (dont je fais partie) aperçoivent encore l'absence.


Les photos interdites sont données gracieusement, mais parcimonieusement, aux amateurs. Le bouche à oreille fonctionne, que je donnerais-je pas moi-même pour diner d'un repas de tapas arrosé au vermouth sur place ? Aujourd'hui, certaines photos nouvelles que j'ai eu l'interdiction de prendre me fascinent et j'adore les partager : si je pouvais convaincre quelques uns de mes lecteurs de faire le voyage, je serais heureux qu'ils voient en place sur la façade les bustes de femmes qui avaient chuté et étaient gardés en réserve dans les étages.

Voilà qui est bien : la Casa Navas revit

elle n'a peut-être jamais été si joyeuse

plus sans doute que nombre de nos musées provinciaux pleins de chefs d'oeuvre dont on

ne profite pas assez !

Le bon Lafontaine avait bien raison d'évoquer les richesses du patrimoine

un trésor est caché dedans

profitons !

ce n'est pas la même chose de traverser la salle de bains à jeun...
... et de manger dedans !







moi j'aurais remis du linge sur les étagères vides,
mais il était plus malin de faire manger les invités sur des tables





j'espère vous avoir ouvert l'appétit ! 

je vous montre les meilleures photos de l'intérieur

demain !

les Basques ont une maxime sur tout !


PS : la casa Navas nous a fait faire des folies