ANTONIO MUÑOZ MOLINA,
2013
Tout ce que l’on
croyait solide
Rassurons-nous ! nous sommes
en Espagne ! Pas en France ! La traduction française date de 2013.
Moi qui m’émerveille de la qualité des routes aragonaises, une fois sorti des
départementales de France, où l’on a du mal à croiser les gros camions qui
viennent nous apporter les fruits de la campagne d’Andalousie, il me fallait
comprendre les sources du miracle espagnol. Antoine me passe ce bouquin, en
effet, ça n’est pas triste ! Antoine a trouvé un écrivain ami portant son
célèbre prénom : Antonio. Munoz
Molina est célèbre en Espagne, et dans son livre il n’y va pas avec le dos de
la cuiller : Je vous lis le résumé du dos de la couverture rouge sang (de taureau) :
« Ecrites dans l'urgence,
ces quelques 246 pages se veulent un réquisitoire contre la grave crise
économique, politique et morale qui traverse l'Europe et ravage l'Espagne, en
même temps qu'un plaidoyer pour préserver les fondements de notre démocratie.
La première partie du livre s'en prend à l'idéologie ultra-libérale des
dirigeants européens et met en avant l'inimaginable corruption des élites
espagnoles et des autonomies qui se chiffre en milliards d'euros : délits
d'initiés ; hommes politiques liés aux grandes banques et aux grandes
entreprises mondialisées, abandon des modèles sociaux, transformation des
services publics en fabuleuses entreprises rentables ; clientélisme;
effondrement culturel etc.
La seconde, plus littéraire,
s'appuie sur des exemples, des anecdotes et des réflexions personnelles. Elle
reprend une thèse chère à l'auteur, selon laquelle, comme trop souvent dans
l'histoire, le monde peut basculer sans que personne n'ait rien vu ou rien
voulu voir, interroge la responsabilité individuelle et collective, appelle à
sauver les valeurs, aujourd'hui menacées, des sociétés démocratiques et propose
la refondation d'une morale de la
citoyenneté. »
Propos de brûlante actualité, même chez nous,
(ne trouvez-vous pas), après le 11 janvier notamment ?
« morale de la
citoyenneté »
notre Ministre de l’Education
y consacre la journée du 9 décembre prochain !
Ce n’est pas avec ce résumé
stéréotypé que vous pourriez avoir envie de lire. La prose et le vocabulaire
sont précis, quel plaisir de deviner derrière les mots traduits de l’Espagnol
les mêmes racines latines ! Je préfère citer quelques lignes tirées du
texte, c’est vache et brutal : il parle notamment des nouveaux Hommes
politiques, et du pouvoir qu’ils se sont donnés :
« Nous sommes persuadés que s’ils occupent des situations de
pouvoir aussi insignes, ils doivent être très intelligents. En réalité, ils ne
nous paraissent très intelligents que parce qu’ils ont un pouvoir immense. Nous leur attribuons la subtilité et
la rigueur scientifique, mais s’ils nous hypnotisent, c’est qu’ils bougent avec
une lenteur solennelle et des gestes sobres qui suggèrent une pensée
impénétrable, comme les augures romains qui devinaient l’avenir en examinant
les viscères des animaux sacrifiés ou le vol des oiseaux ». Il décrit
ainsi l’attitude de l’Homme de Pouvoir :
« il regardait autour de lui par brefs coups d’œil, avec un mélange de
ruse, de distraction et d’ennui que j’ai presque toujours remarqué quand j’ai côtoyé
ceux qui ont beaucoup de pouvoir et énormément d’argent. Ils sont là, et n’y
sont pas. Ils vous serrent la main, et détournent rapidement les yeux, de peur
de manquer quelqu’un de plus important ».
L’argent est le socle
du système :
« L’argent inquiète et
fascine, il étourdit par sa monstrueuse aptitude à se multiplier. L’argent
produit des constructions aussi symboliques et destinées à impressionner les
faibles, les crédules et les ignorants, que les ziggourats de Mésopotamie ou
les vestibules des temples égyptiens avec leurs hautes colonnes massives. L’argent
semble être ce qui est le plus irréfutable, il a le pouvoir de tout acheter et
de tout détraquer, et soudain il s’évapore, semble n’avoir jamais existé ».
ce n'est pas New-York, mais Valencia |
Antonio n’en revient pas des
investissements pratiqués dans son pays : hier, des prairies naturelles
sur lesquelles s’entrainaient les footballeurs du Réal de Madrid. Aujourd’hui,
les mêmes espaces (des milieux humides auparavant protégés) couverts de grues
construisent des villes nouvelles, des aéroports gigantesques, peu importe leur
rentabilité future : les avions viendront bien … ensuite. Il explique
comment on fait de l’argent à partir de pas grand-chose : « Un terrain qui ne valait presque rien
acquiert une valeur immense. Ce passage du presque rien à une logique qui
multiplie les millions par mille met soudain en évidence la subite capacité d’expansion
de l’argent. Depuis le milieu des années cinquante, la métaphore qu’on a
utilisée pour désigner ce prodige est l’expression : « pelotazo »,
la métaphore du coup de pied réussi dans le ballon, le shoot gagnant du
football. « Réussir un pelotazo
distinguait soudain l’exceptionnel, un profit
aussi spectaculaire qu’un coup de pied bien envoyé dans le cuir d’un ballon de
football : l’Espagne était le pays où l’on pouvait s’enrichir le plus
rapidement d’Europe ».
« Nous vîmes aussi beaucoup de ceux qui nous ressemblaient entrer
en politique par conviction, ou par hasard lors de la première vague d’élections
démocratiques, s’y installer, et en faire leur profession. Ils y prenaient les
manières que donne une autorité innée ».
Dans cette ambiance, où les
élites flattent le peuple en donnant des fêtes apparemment gratuites (mais de
plus en plus coûteuses), (personne ne demandant à en connaitre le coût), comment
faire valoir quelque critique que ce soit : ce serait devenir rabat-joie. Rabat-joie de l’extérieur,
passe encore, on passe pour être opposant et contradicteur au parti. Mais
rabat-joie de l’intérieur, inimaginable, ce serait contester le système, mettre
en cause le rattachement de tout un peuple à sa nouvelle culture, sa nouvelle
identité, son identité régionale, sa langue locale, ses particularités locales
magnifiées quasiment en opposition à l’identité nationale. La fête étant déjà
en Espagne une marque forte d’identité, reprend ainsi les rites romains du pain
et des jeux, façon moderne d’enthousiasmer les masses. « Plus de personnes dépendront directement de vos faveurs
politiques pour subsister, plus de votes acquis vous pourrez comptabiliser ».
Saragosse moderne, la cité d'Auguste |
La cause profonde ? « En trente et quelques années de vie
démocratique et après quarante ans ou presque de dictature, aucune pédagogie de
la démocratie n’a été pratiquée. La démocratie a besoin d’être enseignée, car
elle n’est pas naturelle, car elle va à l’encontre des penchants très enracinés
dans l’être humain »
« Ce qui est naturel n’est pas l’égalité, mais la domination des
forts sur les faibles. Le naturel, c’est
le clan familial et la tribu, les liens du sang, la méfiance envers l’étranger,
l’attachement à ce qui est connu, le rejet de qui parle une autre langue, de
qui a une autre couleur de cheveux et de peau …le naturel, c’est d’imposer des
limites aux autres et de ne s’en accepter aucune pour soi-même …
Antonio
nous rappelle tous les penchants naturels
de l’humanité, (pas toujours spontanément fraternelle), pour conclure :
…et si la démocratie n’est pas
enseignée avec patience et dévouement, si l’on ne l’apprend pas dans la
pratique quotidienne, ses grands principes resteront un cadre vide ou serviront
d’écran à la corruption et la démagogie. La seule manière de prêcher la
démocratie est l’exemple… ».
architecture contemporaine : Palma Mallorca |
Si l’une des Régions d’Espagne
veut (selon les nouvelles pratiques des Dirigeants actuels) exister dans le
monde, elle doit se présenter à New York, en Grande Délégation, et y créer des
manifestations publicitaires. « Ce
qui dans la réalité n’avait presque aucune consistance prenait une taille
démesurée dans la grand imposture de son image médiatique. Cela n’avait pas d’importance.
N’avaient pas d’importance ni la différence entre vérité et mensonge, ni le
niveau d’exactitude ou d’erreur dans la relation des faits. Sans être tout à
fait parvenus à la modernité, nous devenions un pays postmoderne où la
distraction et le cynisme acquéraient
une aimable légitimité, mettant sur le même plan discours et valeurs, réalité
et apparences, fantaisie et connaissance. Dans le pays même où les chambres des
comptes n’accomplissaient pas sérieusement leur devoir de contrôle des dépenses
publiques, les journaux ne faisaient aucun effort pour vérifier en détail les
informations qu’ils publiaient, ou parfois les manipulaient sans scrupule au
profit de leurs propres intérêts, ou de leurs engagements partisans. »
« Avant de commencer la réalisation d’un projet public, on ne
devrait pas se contenter de la détermination de celui qui soutient cette
entreprise. Il faudrait savoir au préalable si ce projet est conforme à la loi,
et s’il est viable, or cette évaluation, seules des personnes techniquement
capables et indépendantes des faveurs politiques peuvent la faire. Mais en
outre un débat ouvert entre citoyens est nécessaire, parce que dans une démocratie
les intérêts légitimes peuvent être très divers voire contradictoires, et à l’heure
d’examiner le pour et le contre, il faudrait savoir, avec un maximum de
précision et d’équité, quelle option doit prévaloir sur les autres, presque
aussi acceptables, et de plus à quoi l’on renonce quand on fait un choix dans
un monde réel où les possibilités sont limitées, où les décisions sont parfois
irréversibles… »
L’écrivain se sent bien seul hors
de la protection rassurante d’un groupe.
« Il est très difficile de porter la contradiction en Espagne. Contredire
non ceux du parti ou du camp opposé, mais ceux qui semblent être du nôtre ;
contredire sans regarder à gauche et à droite avant d’ouvrir la bouche pour s’assurer
de la solidarité de ceux dont on sait, ou croit savoir, qu’ils nous sont
favorables ; contredire seul, sans assurer ses arrières, en disant
poliment ce que l’on pense devoir dire, ce qu’on a envie de dire, ce qu’il
semble indigne de taire, en sachant qu’on risque non la réprobation attendue de
ceux qui ne partagent pas nos idées mais le rejet offensé de ceux qui nous considèrent
comme des leurs ; contredire non pas les visions abstraites et globales du
monde mais s’opposer sur des faits précis et réels »… « le seul fait
de voir la réalité et de la dire vous ostracise, fait de vous un dissident, un
être anormal : un rabat-joie ».
un trouble-fête :
Aguafiestas.
Je repense à cette
citation, dont j’ai perdu l’auteur (qu’importe !)
« Un homme libre est toujours une
énigme pour les autres
Il leur fait peur au plus profond
d’eux-mêmes »
Et pourtant… tout
change, le monde change…
« Tout ce qui n’est pas transmis délibérément est perdu lors du
passage d’une génération à l’autre. Ce qui a existé durant des siècles disparait
en quelques années…la majeure partie du patrimoine immense et complexe que l’on
tient pour connu disparait dans une grande cataracte silencieuse qui ne laisse
pas de souvenirs, comme la mémoire de quelqu’un qui vient de mourir.
Nous
autres (les personnes d’origine rurale nées dans les années 50) le savons et
pouvons le raconter : sous nos yeux s’est décomposé le monde d’une culture
populaire qui à la fois nous protégeait et nous asphyxiait…. tout ce courant d’une
culture de la pauvreté qui n’était pas faite d’une grossière résignation, mais
d’une inventivité fertile, rendue nécessaire et limitée par la pénurie, mais
absolument souveraine dans ses réussites, dans ses trouvailles d’une beauté
austère, d’une harmonie instinctive, d’une force expressive qui se manifestait
aussi bien dans la forme d’un outil poli par l’usage que dans celle d’une
maison blanchie à la chaux ou d’un jardin potager, ou d’une chanson populaire
ou dans le talent pour raconter une histoire, pour transformer en récits l’expérience
personnelle ».
Je ne vais pas continuer de vous citer le livre
quelle puissance
cependant !
« Rien n’existe pour toujours, rien ni personne n’est d’une seule
pièce… »... Aujourd’hui, nous sommes forcés de nous réveiller, et nous
découvrons une chose que nous avions oubliée : nous sommes pauvres. Et
nous allons l’être encore plus, et pour longtemps. Nous étions de nouveaux
riches et aujourd’hui nous voilà de nouveaux pauvres. ..Nous sommes pauvres et
écrasés de dettes…Nous sommes les parents pauvres ou très peu fortunés du club
des gens très riches, et même pas les plus pauvres des parents pauvres du club ».
« Beaucoup moins pauvres qu’une grande majorité de l’humanité ;
beaucoup moins que nos grand-parents ou que nos parents ».
Comment faisaient-ils ?
« Nous allons devoir réfléchir aux droits auxquels il ne faut
jamais renoncer, et à ceux qui sont trop précieux pour être laissés à l’avidité
d’intérêts privés ou de factions politiques qui ne sont pas nombreux : l’éducation,
la santé, la sécurité juridique qui protège l’’exercice des libertés et l’initiative
individuelle… »
Le livre se termine
par ces phrases :
« Il ne nous reste pas d’autre solution que de nous acharner à
voir les choses comme elles sont, dans la froide lumière de la réalité. Aujourd’hui
seulement, après tant d’hallucinations peut-être avons-nous atteint ou
devrions-nous avoir atteint l’âge de raison ?»
Je vous engage à le
lire : la réalité vous saute à la figure !
(mais ... nous sommes en Espagne… !)
Dyonisos, par Fran Recacha 2010 |
Bacchus, du même peintre espagnol |