…et ses modèles (suite numéro 1)
Impossible de traiter le sujet en une seule fois : Gérome a trop peint trop de chefs-d’œuvre : Pygmalion et Galatée. Bethseba (en anglais). Tanagra. Diogenes aussi. Toutes ces dames dans les bains turcs, les harems d’Arabie… ! Mais aussi Napoléon (tout seul à cheval) devant le Sphinx. Il faudra que je vous montre tout ça une prochaine fois !
Voici : “The End of the Sitting” (1886). Le modèle a terminé la pose. Lequel est le plus réussi : le modèle ? ou l’œuvre qu’en a tirée le Maître ? La curiosité féminine aidant, le modèle (on dirait aujourd’hui « la » modèle) lève le voile (qui de toute manière protège la statue), et l’observe attentivement, car il ne faudrait pas qu’elle soit plus réussie que l’image renvoyée par le miroir ! Il ne faudrait pas non plus que le modèle soit « retouché », (comme le sont les photos de mode aujourd’hui), au point d’être mieux que l’original… ! Vous devinez que j’ai cherché à en savoir davantage : j’ai fini par trouver : Jean-Léon avait un(e) modèle préféré(e) : elle se prénommait Emma ! Et les scènes de pose avaient lieu dans l’hôtel-atelier du 6, rue de Bruxelles. Vous observez que Jean-Léon se faisait photographier habillé (pour prouver son innocence totale), avec veste, col empesé et lavallière qui plus est ! Je continue en anglais (pour faire plus sérieux…encore) : “Gérôme’s fascination with sculpting drew him to the myth of Pygmalion bringing life to Galatea which he used when portraying himself as a sculptor in The End of the Sitting, creating an interplay between the presence of the living model and the statue that is taking shape. His works closely combine references from classical mythology with the contingent reality of his studio”.
La sculpture, depuis l’Antiquité, avait presque toujours été en couleurs, jusqu’à ce que l’art savant l’en prive : la blancheur désincarnée des marbres gréco-romains enfouis durant des siècles avait été érigée en norme esthétique. La polychromie de la sculpture et de l’architecture antiques avait suscité dès le début du XIXe siècle en Europe de vifs débats qui ne s’étaient apaisés, non sans soubresauts, qu’au cours des années 1880. Le choix de la polychromie fut sans ambiguïté pour Gérôme : «Je me suis d’abord occupé de la coloration des marbres, car j’ai toujours été effrayé par la froideur des statues, si, une fois l’œuvre achevée, on la laisse à l’état de nature.»
Au moment où Gérôme décide de colorer ses sculptures, deux types de polychromie sont alors définis par les historiens et utilisés par les artistes. La polychromie «naturelle», la combinaison de matériaux naturellement colorés – marbres, bronzes de patines diverses –, avait eu sous le second Empire son virtuose, Charles Cordier (1827-1905). Cette polychromie d’assemblage, dont les vertus décoratives flattaient le goût historiciste toujours dominant, était finalement la seule véritablement acceptée par les contemporains de Gérôme. Il la pratiqua occasionnellement dans des œuvres souvent spectaculaires, techniquement complexes, comme sa Bellone. La polychromie «artificielle», la mise en peinture du marbre avec une cire pigmentée, ressuscitait avec plus ou moins de bonheur les techniques antiques : ce fut là, véritablement, l’apport le plus conséquent de Gérôme à la sculpture de la fin du XIXe siècle. Attentif aux découvertes archéologiques de son temps, il s’intéressa ainsi au sarcophage dit d’Alexandre, précieux témoin de la sculpture peinte hellénistique, découverte majeure faite en Turquie par l’un de ses anciens élèves, le peintre et archéologue turc Osman Hamdi Bey (1842-1910). La motivation première de la polychromie pour Gérôme est donc d’innover en réinventant une technique perdue, quitte à se retrouver marginal, paradoxe pour l’un des artistes les plus célèbres de son temps : «J’ai essuyé bien des déboires pour avoir voulu braver la sainte routine et mes confrères les sculpteurs m’ont pris en aversion et en horreur, ce qui m’est d’ailleurs égal et je ne m’attendais pas à tant d’honneur.» (J.-L. Gérôme à Osman Hamdi Bey, 1893).
Il va se remettre à pleuvoir…
Beau motif pour retourner au Musée d’Orsay !