samedi 5 septembre 2020

La vérité détruite de Fantin Latour



Toute vérité n'est pas bonne à dire ! Parlez-en à Fantin Latour ! Le peintre ! Sans doute ignorait-il la citation d'André Gide dans "les faux monnayeurs"

" Dans un monde où chacun triche, 
c'est l'homme vrai qui fait figure de charlatan. "


Nous sommes en  1865. Fantin Latour peint. Quand on est peintre, il faut plaire pour s'estimer soi-même...et pour vendre. Que peindre ? Des fleurs, je vais vous en montrer. Des portraits ? Je vais vous en montrer. Une solution est de peindre des portraits de groupe, représentant des illustres, au moins ceux qui figurent sur la toile, à une époque où la photo qui pourtant existe n'est pas diffusée comme aujourd'hui.  n'a pas l'aura d'une toile. Les personnalités représentées se plairont et achèteront... peut-être : ce sont des artistes eux aussi, s'estiment-ils ? plaisent-ils assez pour vendre leurs oeuvres et acheter celles des copains ?





Autour d’un portrait de Delacroix, de Manet à son chevalet, d’une table ou d’un piano. S’inscrivant dans une longue tradition du portrait collectif, ces austères et fictives assemblées masculines regroupent des personnages indifférents les uns aux autres. « On peint les gens comme des pots de fleurs », disait Fantin-Latour, maître incontesté de la nature morte. Au regard des portraits collectifs que le peintre a réalisés entre 1864 et 1885, la formule prend tout son sens. Il est l’homme des figures immobiles, des regards fixes, celui qui avoue avoir « horreur des mouvements, des scènes animées ». Ce qui est vrai pour certaines toiles intimistes comme La Lecture (1877) ou La Leçon de dessin dans l’atelier (1879), peintes dans la veine d’un James McNeill Whistler, l’est davantage encore dans les grandes compositions que Fantin-Latour dédie à des groupes de peintres, d’écrivains, de poètes ou de musiciens de son temps.

Ainsi de l’Hommage à Delacroix (1864) et d’Un atelier aux Batignolles (1870), de Coin de table (1872) et d’Autour du piano (1885), quatre tableaux qui comptent parmi les plus célèbres, mais aussi les plus intrigants de l’artiste. Au nombre de cinq si l’on inclut Le Toast, une toile présentée au Salon de 1865 et aujourd’hui disparue, "la vérité détruite", ces portraits d’hommes apparaissent comme une parenthèse, une respiration dans la carrière de Fantin-Latour, entre sa production de natures mortes – les bouquets de fleurs qui lui assurent de confortables revenus mais dont il dit s’être lassé – et les œuvres « d’imagination », ouvertes au rêve et à la poésie, qui occuperont l’essentiel de son temps dans la dernière partie de sa vie.

Le premier de ces tableaux est un hommage à l’artiste qu’il admire le plus, Eugène Delacroix. Décédé en 1863, le maître du romantisme n’a pas bénéficié, à ses yeux, de funérailles et d’honneurs à la hauteur de son importance. Autour d’un portrait du peintre réalisé d’après une photographie, Fantin-Latour s’est lui-même représenté (reconnaissable à sa chemise blanche qui contraste avec les habits noirs de ses camarades), aux côtés d’hommes de lettres, écrivains et poètes (Jules Champfleury, Louis-Edmond Duranty, Charles Baudelaire) et d’artistes, (Édouard Manet, James McNeill Whistler, Félix Bracquemond, Louis Cordier, Alphonse Legros et Albert de Balleroy).






J'ai cité plus haut "le toast", la peinture disparue. Son autre titre était "la célébration de la vérité" : il fallait bien faire sens comme on dit à la télé : représenter les illustres contemporains admirés, certes. Mais poser la question de la vérité : la vérité habite-t-elle leurs oeuvres, leur identité, ou tout cela n'est-ce qu'illusion ? La vérité étant représentée d'habitude par une femme, nue se regardant dans son miroir, il fallait ajouter cette femme nue dans le groupe de mecs habillés ! 

Réalisme et allégorie conjugués : deux tableaux en un !

vous voyez le topo, le genre d'effets collatéraux, quand les mecs qui sont des copains vont se demander ce que fiche Fantin, avec ses question à deux balles : douterait-il d'eux ?

des questions à se prendre un râteau ?

Le travail d'un peintre est toujours fascinant, il n'improvise pas du tout, il prépare des esquisses. certes le tableau est perdu, mais restent les esquisses :


les copains à la fin d'un repas seraient devant un tableau de Velasquez, et la Vérité arriverait nue...???




En 1905, l’historien de l’art Léonce Bénédite écrira que cette œuvre représentait « pour le jeune peintre, avec le labeur le plus consciencieux et la préparation la plus réfléchie, l’expression la plus complète des rêves de sa jeunesse; c’était l’aveu public de ses admirations, de ses ambitions et de ses affections; il y étalait la plus belle part de sa vie sentimentale et de sa vie intellectuelle ». Mais à l’heure où le futur directeur du musée du Luxembourg rédige ces lignes, le tableau n’existe déjà plus.

Fantin l'a détruit :

la vérité  n'est pas de ce monde !

et Fantin n'aimait pas ce dicton :

"la vérité est le mensonge sur lequel tout le monde s'accorde"

Il nous reste de belles toiles féminines, et je vous présente la soeur de la Vérité : la Nuit



toute vérité n'est pas bonne à dire...

encore moins à montrer !




Les modèles ont posé séparément dans l’atelier du peintre, et leur réunion sur la toile est purement fictive. Il y a quelque chose de très photographique dans ces compositions volontairement figées. Une certaine froideur aussi, une distance, et l’impression d’un silence pesant, que l’on perçoit aussi dans un autre portrait collectif, cette fois-ci familial, que Fantin-Latour peindra en 1878, La Famille Dubourg. Austère et mélancolique, ce tableau aux allures de scène de deuil représente pourtant tout simplement ses beaux-parents et leurs deux filles, Charlotte et Victoria, l’épouse de l’artiste. Alors pourquoi cette gravité qui, a priori, n’est en rien justifiée par le sujet ? Dans ce portrait comme dans les autres, Fantin-Latour juxtapose des solitudes. Et semble dresser ce constat que le groupe, finalement, n’existe pas. L’homme, et plus encore l’artiste, qu’il soit peintre, écrivain, poète ou musicien, est toujours seul. Face à lui-même, face à son public.  J'ai emprunté ces propos à Guillaume Morel, merci à lui !



PS : le thème de la vérité dans la peinture est éternel (j'ai tort, à la télé on dit récurrent)