La maison Briscadieu à Bordeaux propose de sacrés catalogues ! Je vais vous en montrer deux, le premier date un peu, du samedi 19 octobre 2019 : le lot 166 est "Suzanne au bain" thème très classique : je vous rappelle : l’histoire de Suzanne est tirée du chapitre 13 du Livre de Daniel, dans l’Ancien Testament. Deux vieillards (libidineux...) épient la jeune femme à sa toilette avant de l’aborder. Suzanne refuse leurs propositions, d'autant plus malhonnêtes ... qu’ils sont deux ! Pour se venger, ceux-ci l'accusent d'adultère et la font condamner à mort, mais le prophète Daniel, pourtant encore adolescent, intervient et prouve son innocence. Il fait condamner les vieillards. Ouf ! Les grands peintres classiques comme le Tintoret ou Rubens ...peignent la scène, en déshabillant Suzanne naturellement.
Cette fois, le peintre est notre Jean Despujols, et Suzanne, n'est autre que sa femme, Donata, magnifique italienne ... qu'il a l'habitude de prendre pour modèle. Il la montre venant d'ôter ses vêtements et prête à entrer dans l'eau, bien embêtée par le regard importun de son mari qui va la peindre en petite tenue, elle préfèrerait qu'il fiche le camp ! Il faut préciser que Jean s'est marié en 1922 avec elle, Donata Vannutelli, que l’on retrouve dans plusieurs de ses toiles, notamment en dactylo. Maintenant que je sais cela, je vais mieux regarder !
De retour à Paris, il expose au Salon des Artistes français, aux Indépendants, au Salon des Tuileries. En 1924, Fosca remarque dans la Gazette des beaux-arts : « Rien n'est moins classique (…) que l'art de MM. Billotey, Despujols et Dupas. Il se compose d'archaïsme et de maniérisme".
Regardez l'immense toile de M. Despujols, "la Chute" : vous y
trouverez les modelés tubulaires chers à Marcel-Lenoir, un serpent en
trompe l'oeil, des animaux sortis d'une arche de Noé babylonienne ; enfin une
manière de peindre volontairement glacée, qui croit rappeler la fresque,
Signorelli ou Piero della Francesca »
l'étude préparatoire à la Chute au Musée du Havre |
Despujols devient professeur à l’Ecole américaine de Fontainebleau. Au cours de l’entre-deux-guerres, il obtient plusieurs commandes officielles et participe à divers chantiers décoratifs. En 1929, "La Pensée" que je vous ai montrée, est acquise par l’État. En 1931, il reçoit la médaille d’or du Salon des Artistes français pour "L’heure du berger".
Avec Donata, femme de l’artiste en Suzanne au bain, vers 1925, c’est avec un accent de vérité que Despujols s’affirme sculpteur du corps féminin doué de force et de souplesse. D'une pâte nourrie et profonde, son robuste tempérament trouve dans le travail anatomique des effets de vigueur et de plénitude. L'artiste nous rend sensible, par la grâce du naturel, le bonheur souriant de la vie. Il nous apporte dans une forme pure, serrée et volontaire, la joie d'un retour à la santé de la peinture.
Ici, l’ambition est d’associer Ingres et Courbet, de réaliser l’impossible union des contraires. Son style fort et souple réussit ce mélange paradoxal en combinant la finesse linéaire et l’énergie du modelé.
Si l’écriture magistrale revisite
la tradition ingresque prônée par le retour à l’ordre de l’après guerre et les
préceptes de l’Académie de France à Rome, on voit en même temps Despujols se
placer dans sa maturité derrière un chef de file contestataire, en étudiant le
réel pardessus l'épaule de Courbet : le souvenir des Baigneuses - qui avaient fait
scandale au Salon de 1853, suscitant le légendaire coup de badine impérial -,
est très marqué dans le réalisme du modèle, l’intensité de sa présence
physique, l’utilisation du couteau à palette, signature du maître d’Ornans,
pour définir les roches ou la végétation du second plan dans un paysage à
l’espace bloqué, baigné de soleil. Il n’est pas sans intérêt de savoir que Joan
Miró et Joaquin Torres-Garcia avaient formé, en 1917, le Mouvement Courbet en
faveur d’un réalisme «authentique et actuel ». Affirmant sa science du détail,
Despujols démontre des qualités d'acuité moderniste dans cette belle page où sa
femme Donata, interprétant une Suzanne au bain, scintille de vie heureuse et
animale.
Il va falloir que je vous parle du peintre bordelais lui aussi : Jean Dupas, qui a décoré le paquebot Normandie. Voici son allégorie du tissu :
Le geste des mains aux poignets cassé de Suzanne dérive de Dupas. Il est singulier de voir Jean Despujols, l’un des plus naturalistes de « l’école de Dupas », dont le talent est fait de force et de vérité, prêter ses dons pour marier l’allégorie à la réalité. Suzanne moderne, nymphe naturiste art déco, Donata n’a pour tout costume qu’un turban de nageuse évoquant un casque de bain typé des années folles. Par ce clin d’œil, trait de malice et d’humour, la peinture creuse en profondeur l’expérience traversée, la complicité vécue auprès de la compagne italienne au prénom prédestiné, Donata, cadeau du ciel, qui s’offre et s’abandonne aux désirs de l’artiste, incarnant tous ses fantasmes, y compris celui de la dactylo appliquée, servante dévouée, dans le chef-d’œuvre du musée de Libourne, "La Secrétaire", 1925
Mais elle peut également être "Vierge teutonne" de la Mélancolie, méditant sur la somme philosophique de son mari, pour "La Pensée," 1929, que je vous ai montrée précédemment. Ici, "Suzanne au bain" ambigüe, comme les équivoques Baigneuses de Courbet, relecture ironique détournant une longue tradition iconographique de chasteté. Rappelons que le tempérament artiste de Donata, qui écrivait des pièces et jouait dans une troupe théâtrale, se prêtait volontiers à ces divers jeux de rôles, renforçant l’active coopération du couple.
Despujols fait de la vie et du
corps de Donata un texte, il peint à partir d’eux, cherchant le romanesque dans
le quotidien. Tout transcrire, tout transmettre. Par cet appel au regard du
spectateur, dans les tensions et les détournements entre différents éclats de
réel, l’œuvre devient par un travail expérimental, le réceptacle d’un
imaginaire.