vendredi 23 décembre 2016

Le sphinx de Darwin (3)

Ce sera mon troisième sphinx, du genre à posséder une trompe propre à rentrer dans les fleurs cachant leur nectar dans des extrêmités de plus en plus ...extrêmes ! 

La plante est une orchidée Angraecum sesquipedale qui vit à Madagascar. Va savoir pourquoi, mais c'est calculé pour...elle dispose d'un "éperon", les spécialistes disent une "nectarie", je dirais plutôt un tube fermé au bout, annexé à la fleur, qui mesure 30 cm de long. Le nectar est au fond. 

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Tant qu'on n'a pas vu cette fleur et ce fichu tube annexé, on ne comprend pas ce qui se passe.

La fleur va émettre son parfum d'orchidée le soir, de juin à novembre. Ca c'est à Madagascar, mais chez nous, c'est de décembre à janvier. Sauf qu'il ne risque pas de se passer ce qui va suivre.

là on est tranquille : la fleur n'est pas éclose
Par contre, on voit bien le réservoir à nectar dessous : étonnant !


C’est là qu’arrive notre Charles Darwin? Nous sommes en 1862, voici ce qu'il écrit :
je vous le sers en Anglais :

"I must say a few words on the Angræcum sesquipedale, of which the large six-rayed flowers, like stars formed of snow-white wax, have excited the admiration of travellers in Madagascar. A whip-like green nectary of astonishing length hangs down beneath the labellum. In several flowers sent me by Mr. Bateman I found the nectaries eleven and a half inches long, with only the lower inch and a half filled with very sweet nectar. What can be the use, it may be asked, of a nectary of such disproportional length? We shall, I think, see that the fertilisation of the plant depends on this length and on nectar being contained only within the lower and attenuated extremity. It is, however, surprising that any insect should be able to reach the nectar: our English sphinxes have probosces as long as their bodies: but in Madagascar there must be moths with probosces capable of extension to a length of between ten and eleven inches" !

"Dans plusieurs fleurs que m'a envoyées Mr. Bateman, j'ai trouvé des nectaries de onze pouces et demi de long, avec seulement le pouce et demi inférieur rempli d'un nectar très doux. [...] Il est cependant surprenant qu'un insecte soit capable d'atteindre le nectar : nos sphinx anglais ont des trompes aussi longues que leur corps; mais à Madagascar il doit y avoir des papillons avec des trompes capables d'une extension d'une longueur comprise entre dix et onze pouces" !

Tournée en dérision au début, cette prédiction se trouva renforcée par la découverte de papillons présentant ces caractéristiques au Brésil (Hermann Müller, 1873) puis par les recherches d'Alfred Russel Wallace qui proposa Xanthopan morgani comme pollinisateur potentiel en 1871.

Ce n'est finalement qu'en 1903 que la sous-espèce Xanthopan morgani praedicta fut décrite par Lionel Walter Rothschild (1868-1937) et Karl Jordan (1861-1959) : The predicted moth !

En latin : praedicta vous appréciez l’astuce ? Prédit par Darwin, confirmé par Wallace, et décrit par Rothschild. Au repos, la trompe du sphinx est enroulée 20 fois sur elle-même.



Une vraie lance d'incendie !

Il restait à tout vérifier sur place. Et de nuit. Notre époque permet d’accéder aux secrets les plus cachés, grâce à du matériel vidéo qui va se déclencher au passage d’un insecte, et le filme en infra-rouge, pendant que le proprio dort du sommeil du juste, puisque cela se passe la nuit.

La vidéo est époustouflante (pour l’amateur de papillons évidemment) car on voit bien le sphinx arriver, vol habituel genre colibri. Dérouler sa trompe, et la glisser (à toute pompe) avec une précision inouïe dans le tube en question, pour y pomper le nectar planqué à 30 cm de profondeur. Inutile de préciser que le sphinx a des récepteurs olfactifs idoines pour sentir l’orchidée de loin. Quant à glisser la trompe dans le petit orifice, chapeau de faire cela sans rétroviseurs ni radars externes (sauf s’il en dispose naturellement et que nous ne sachions pas les voir cachés sous les poils). Chapeau que la trompe soit dure, tout en pouvant se ployer dans le tube, puis s'aplatir enroulée au repos.

L'idée est la suivante : la plante s'est adaptée à la longueur de la trompe : le contact avec une longue trompe est plus long que dans le cas contraire : meilleure pollinisation. Ca c'est l'objectif de la plante. (cessez de transposer avec les humains !).

Quant au sphinx, plus il a une longue trompe, plus il est le seul à pouvoir bénéficier du nectar. Ca s'appelle la co-évolution. Extraordinaire non ?   Il y a là quelque chose à copier dans le monde des humains ?

la trompe est entrée. Le papillon alors écrase la fleur principale, et chope le pollen
des étamines (voir le schéma de Darwin ci-dessous).
Il y a donc similitude parfaite de longueur entre le tube (plante) et la trompe (papillon)
ça s'appelle : "le sphinx et l'orchidée"
un cas extraordinaire de co-évolution

Alors l’histoire n’est pas terminée puisque une autre espèce d’orchidée Angraecum eburneum possède un éperon encore plus long d'environ 40 cm :  on ignore s'il existe un pollinisateur particulier avec une morphologie adaptée à la longueur de cet éperon.

La recherche est lancée, 

sphinx trompe de 40 cm ?

"papa où t'es" ?

....il y a encore des choses à découvrir ...

sur notre étonnante planète !



40cm de long !
manque 10 cm !

pour lire Darwin on line :





j'ai retrouvé pour vous le bouquin décrivant
la fertilisation des orchidées par les insectes



petite visite au MHN de Londres ?

https://www.youtube.com/watch?v=iMz6lApJgu4

encore plus fort :

 la mante religieuse qui copie l'orchidée !